Au moment de clôturer notre cycle 2015, et persuadés plus que jamais de la dimension proprement cognitive et intellectuelle de la crise écologique, nous republions cette lettre rédigée à l’occasion du cinquième anniversaire de notre institution.
Le Collège Européen de Philosophie Politique de l’Education, de la Culture et de la Subjectivité (cePPecs) a été inauguré le 13 janvier 2007. Cinq ans plus tard, le constat que nous faisions au moment de sa création nous paraît plus que jamais d’actualité (« notre projet »). En dépit d’un allongement de la formation et d’une élévation des niveaux de compétence, d’un accroissement de la quantité d’informations disponibles, d’une facilitation de l’accès à celles-ci et de leur échange, nos sociétés de la connaissance se connaissent de moins en moins elles-mêmes et ne savent plus où elles vont. La réalité est jugée trop complexe, l’ensemble insaisissable, la fragmentation des savoirs et des points de vue indépassable. Pullulent et cohabitent dès lors dans l’espace public médiatique savoirs experts hyperspécialisés, formules émotionnelles élaborées par les agences de « communication », discours idéologiques partiels et partiaux mêlant poncifs, rumeurs, fantasmes et croyances irréfléchies. Et au bout du compte, l’angoisse et l’impuissance devant ce qui apparaît comme une inéluctable fatalité, signant notre passage à un monde « post-moderne ».
Afin de comprendre un tel paradoxe, il faut s’interroger sur ce que sont en réalité nos sociétés de la connaissance et d’abord, de quelle connaissance il s’agit. Comme chacun sait, les sciences de la nature partagent le réel en domaines d’investigations partielles avec chacun leurs questions et leurs méthodes élaborées pour y répondre. Elles tendent ainsi à l’hyperspécialisation et à la validation autoréférentielle et excluent toute appréhension d’ensemble du domaine où elles s’appliquent. Au contraire, les sciences de l’homme et de la société s’enracinent nécessairement dans une culture qui relie les approches partielles à une perspective d’ensemble et leur donne sens. L’éclaircissement conceptuel y est la règle d’or et non la formalisation ou la constitution de jargons. Et elles sont tournées vers l’exercice de jugements éclairés, sur base d’une appréciation de la situation globale. Tout cela en raison des propriétés spécifiques de leur objet, le monde humain-social, qui se caractérise par ses dimensions de totalité, de réflexivité et de volonté.
C’est précisément ce qu’exclut notre définition de la connaissance et de son mode de fonctionnement, calqués unilatéralement sur le modèle des sciences de la nature. En appliquant au monde humain-social une épistémologie qui n’en relève pas, on prive la connaissance de sa puissance de compréhension et d’orientation.
Une société de la connaissance est supposée rendre ses membres mieux à même de se comprendre et de comprendre le monde où ils vivent. Mais si l’on exclut tout point de vue d’ensemble, comment agréger ces savoirs et ces points de vue partiels autrement que sur le modèle d’un marché des savoirs calqué sur celui des biens matériels ? En réalité, nous sommes en train de le constater, l’application du modèle du marché à la production collective de connaissance rend inaccessible toute intelligibilité globale, impossible toute connaissance de la société sur elle-même et, en conséquence, toute capacité de celle-ci à s’autogouverner. On peut prendre à titre d’exemple la crise financière survenue en 2008. Pour discerner le péril, il aurait fallu opérer un jugement construit sur base d’une appréciation de la situation globale et de ses déséquilibres, opération intellectuelle refoulée par la discipline économique dite scientifique et, plus largement, par nos sociétés de la connaissance qui s’investissent corps et âmes, a contrario, dans la création et la sophistication d’outils intellectuels largement inopérants.
Nous ne voyons, quant à nous, aucune fatalité à cette pente de l’ignorance qui affecte nos sociétés. Les moyens intellectuels ne nous font pas défaut. Ils sont disponibles et exigent seulement que nous nous en saisissions à nouveau collectivement, ce dont nous espérons vous avoir convaincu, à notre modeste échelle, au travers des cinq cycles de conférences organisés de 2007 à 2011. Nous continuons en 2012 ce travail de redéfinition et de refondation via nos publications sur Internet (www.ceppecs.eu). Quant à l’avenir, la seule certitude absolue dont nous disposons aujourd’hui est que nos sociétés connaîtront sous peu un changement radical de perspective et de trajectoire. C’est sans doute avant tout le mur écologique vers lequel nous fonçons à vive allure qui va rapidement nous dessouler. Il s’agit en effet, ni plus ni moins, d’assurer la survie de notre humanité et de son environnement. Cet enjeu, nous le voyons bien, nous ne pourrons le relever qu’en l’appréhendant dans son ensemble et en assumant pleinement les conditions qui nous permettent d’être les humains que nous sommes, afin de nous donner à nouveau des horizons terrestres.