Point de vue publié dans le Monde du 21 décembre 2011 par par Rony Brauman, Philippe De Lara, Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Jean-Luc Gréau, Catherine et Pierre Grémion, Christophe Guilluy, Jean-Pierre Le Goff, Pierre Manent, Philippe Raynaud et Paul Thibaud.
L’élection présidentielle, nous en approchons au milieu d’une inquiétude collective et d’une confusion que les hommes politiques devraient avoir à coeur de dissiper pour que leurs propositions aient une base crédible. Cette nécessaire clarté, avant d’être celle des faits et des chiffres, doit être celle du cadre de pensée qui leur donne sens. C’est à une telle clarté, dans la manière d’aborder certains problèmes qui nous inquiètent tous, que nous voudrions contribuer.
A propos de la crise des dettes souveraines et de l’Europe, on entretient la confusion en prétendant que l’on va surmonter la crise financière en renforçant de manière précipitée la « gouvernance » européenne pour resserrer la discipline budgétaire, comme si c’était une réponse à la tension entre l’unité monétaire et les écarts séparant les économies réelles. Ce réflexe des responsables de l’Union (toujours en train de « sauver l’Europe ») est d’un style bien connu, trop connu : la fuite en avant, l’avancée à l’aveugle, la décision selon la conjoncture. Une telle absence de recul ne permet guère de prévoir les effets, elle explique qu’on ait négligé l’hétérogénéité de la zone euro et longtemps ignoré le danger des bulles spéculatives : nous en payons maintenant le prix.
Au lieu de bâcler un nouveau traité, on aurait donc intérêt à distinguer les étapes. D’abord couper les ailes de la spéculation, obtenir des liquidités sans passer par les banques privées, par emprunts dans le public ou bien à travers la Banque centrale européenne (BCE) : manière d’apurer le passif dû à la mise en oeuvre de traités incohérents. Après cela, par ailleurs, on devrait entreprendre la révision de l’architecture de l’Union. Ce qui suppose de sérieuses délibérations, d’autant plus qu’il s’agit de rompre avec la routine des « acquis » et d’asseoir une légitimité démocratique sur les attentes des peuples : que veulent de l’Europe les peuples d’Europe ?
La même culture du stress et des nécessités immédiates, la même confusion entre le structurel et le conjoncturel portent à ne voir le système économique et social national qu’à travers ses déficits budgétaires et commerciaux. Certes des « redéploiements » sont nécessaires dans nos manières de produire comme dans notre solidarité, mais il n’y a aucune chance qu’on y parvienne si l’on ne se donne pas des marges de manoeuvre. C’est pourquoi la priorité est d’alléger la pression concurrentielle extérieure. Ceux qui prennent des allures de moralistes sans se soucier des moyens d’affronter les difficultés qu’ils signalent se condamnent à échouer, donc à retourner leur veste ou à se crisper dans une posture : souffrance n’est pas vertu.
Certains pensent que notre démocratie sans horizon historique peut progresser, « s’approfondir » en se détournant du citoyen associé à des projets pour flatter l’individu défendant son pré carré et titulaire de droits imprescriptibles (et concurrents de ceux du voisin) : à la santé, au logement, au confort, à l’air pur, à l’enfant, à toutes formes d’égalité… Mais de cette manière, réduite à un moyen pour satisfaire les individus, la politique – dont sondages et évaluations mesurent en continu le rendement – devient promesses trompeuses et divisions, avant déceptions.
L’individu au centre, c’est le libre choix instantané, donc le marché, c’est aussi, comme à l’école, la déstructuration des services publics, qui équilibrent droits et obligations, et plus généralement l’effacement de toute inscription institutionnelle. Un des résultats est de laisser l’individu seul, dans un espace sans balises, en proie à l’inquiétude, à la peur de l’échec et même au désarroi. Retrouver le politique, le sens du peuple, c’est instituer des formes de l’agir ensemble, non pas en concurrence mais dans un cadre et selon des rôles définis.
Tout le monde célèbre la république, mais en se dissimulant la fragmentation non seulement sociale mais culturelle de nos territoires et de nos écoles. On est « attaché à la laïcité » mais les municipalités s’empêtrent dans toutes sortes d' »accommodements raisonnables » avec des groupes qui affirment leur droit d’imposer chacun son mode de vie. Ce qui, pratiquement, fait une coquille vide de la laïcité qui était la prévalence des valeurs et des moeurs communes sur les particularités. Bornée par les communautarismes, rongée par le libertarisme et l’utilitarisme qui dominent, la culture commune est un tissu élimé.
Il ne s’agit donc plus de « défendre la laïcité », mais de redéfinir le commun national, en fonction de notre histoire aussi bien que de notre sociologie, en y faisant entrer de nouveaux partenaires. Sans une idée de la France que nous pouvons et devons faire, la régulation de l’immigration comme la politique scolaire continueront d’être incohérentes et inefficaces, soumises aux décisions opportunistes.
Beaucoup en ont le sentiment, malgré les efforts « politiquement corrects » pour que cela ne s’avoue pas : les bases de notre démocratie et de notre nation sont en cause. Les politiques auraient tort de croire qu’un trouble aussi profond peut être surmonté en restant dans la continuité, continuité de la gestion, de la tradition ou du progrès. Il nous faut envisager l’avenir comme une refondation.