Ce texte est une retranscription de la première partie du séminaire de psychopathologie historique du cePPecs, qui s’est tenu à Bruxelles le 16 mai 2019. Jean-Marie Lacrosse y propose un état des lieux du problème d’un point de vue anthropologique.
Martin Dekeyser : Bienvenue à tous. Ici, traditionnellement, c’est un séminaire qui existe depuis 18 ans et qui réunit des psys, des travailleurs sociaux, des philosophes. L’objet du séminaire, c’est l’historicité des pathologies, donc en gros c’est de montrer qu’à la fois les structures de l’esprit humain et les pathologies s’inscrivent dans l’histoire, dans des cadres sociaux et historiques particuliers, et l’objet plus général de ce séminaire c’est d’essayer de montrer que la dimension symbolique est toujours activement au travail dans nos sociétés alors qu’elle semble de plus en plus passer à l’as au profit de réflexions qui se contentent d’exposer les choses sous l’angle d’une rationalité technico-scientifique, juridique et économique. Donc ce soir, nous allons analyser les choses, en l’occurrence les dimensions du masculin et du féminin, non pas à partir des sciences naturelles -il y a dans l’espèce humaine des mâles et des femelles- mais de l’articulation du symbolique avec la nature. L’enjeu de ces deux séances, c’est de traiter de cette question du masculin et du féminin sous l’angle anthropologique et théorique d’une part, sous l’angle de la clinique, c’est-à-dire du terrain, d’autre part.
Jean-Marie Lacrosse : Le titre que nous avons donné à ces séminaires, « y a-t-il une essence du masculin et du féminin ?», a été suggéré par Bernard Fourez qui exposera son point de vue lors de la prochaine séance. Nous avons choisi de le garder, sous forme évidemment de provocation, parce que, nous allons le voir, tout le mouvement féministe depuis Simone de Beauvoir et les années 50 s’attache « essentiellement » à défaire ce préjugé « essentialiste » d’une identité masculine et féminine. Je vais défendre l’idée que non, il n’y a pas d’essence du masculin et du féminin mais il y a des dispositions propres à chacun des genres, ce qui est très différent : cela signifie qu’on n’est pas dans le registre de la nature mais de l’articulation nature/culture.
J’utilise d’ailleurs ici le mot « genre » qui tend à remplacer aujourd’hui le mot « sexe » dans ce type de discussions. Il y a de bonnes raisons à cette substitution qui a eu lieu dans la mouvance de 1968 : il s’agit d’affranchir les femmes d’une supposée nature et, progressivement, de déconstruire et d’historiciser cette différence sexuelle qui était auparavant naturalisée et éternalisée, c’était un des thèmes majeurs du 19ième siècle, le thème de l’éternel féminin. Dans cette perspective, il ne s’agit pas de substituer le genre au sexe, le genre vient compléter le sexe, j’y reviendrai. Ce n’est que plus tard que cette notion de genre va en quelque sorte s’isoler complètement du corps et de la nature, ce qui constitue à mon sens une embardée théorique et une sorte d’impasse. Je terminerai donc par une impasse mais bon, les impasses sont faites pour qu’on en sorte en revenant sur ses pas.
J’avais l’habitude quand j’étais prof de montrer aux étudiants les principaux livres et revues sur lesquelles je me basais, en une sorte de guide de lecture permettant d’aller plus loin dans la réflexion et aussi pour montrer les principales sources sur lesquelles je me basais. Evidemment, sur le sujet la littérature est immense, j’ai sélectionné ce qui me semblait être des repères fondamentaux et des étapes dans la réflexion. D’ailleurs ce sont des livres liés à des moments très différents de l’histoire du problème.
Le premier livre c’est évidemment un livre très important, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949), en deux tomes. Premier tome, tout ce qui sur le sujet relève du destin, de l’histoire et des mythes. Deuxième, la formation d’abord, la situation ensuite du féminin, qu’elle termine par un chapitre « vers la libération ». Ce livre de Simone de Beauvoir me parait être un livre fondateur. Mais on en a surtout retenu dans le débat public une phrase : « on ne naît pas femme, on le devient » (cette phrase est à l’origine de la notion de genre dont je viens de parler). Ce que fait une jeune féministe, Manon Garcia, qui titrait il y a quelques jours, dans l’Echo du 10 mai 2019 : « Les femmes sont toutes soumises à des degrés divers », elle tenait à se référer à Simone De Beauvoir en ajoutant : « on ne naît pas soumise, on le devient ». J’y reviendrai tout à l’heure, mais ça me paraît faire partie de l’impasse.
En réalité, il s’agit d’un livre extraordinaire à condition qu’on le lise en le replaçant dans son contexte historique. Et cette phrase un peu bizarre, si vous avez déjà eu un bébé devant les yeux, « on ne naît pas femme, on le devient »…c’est pour le moins problématique. C’est un livre extraordinaire parce que justement il ne se résume pas à cette phrase et qu’il est basé sur un courant sur lequel je reviendrai aussi à la fin : le courant de la phénoménologie, qui me semble être un courant théorique tout à fait porteur et un courant d’avenir, courant qui part de la question : qu’est-ce que c’est que l’expérience du féminin et du masculin ?
Juste deux phrases pour vous montrer à quel point ce livre ne se réduit pas aux slogans étranges auxquels on tend parfois à le résumer :
« Beaucoup de femmes d’aujourd’hui, ayant eu la chance de se voir restituer tous les privilèges de l’être humain, peuvent s’offrir le luxe de l’impartialité ; nous ne sommes plus comme nos aînées des combattantes, nous avons gagné la partie ; dans les dernières discussions sur le statut de la femme, l’O.N.U. n’a cessé de réclamer impérieusement que l’égalité des sexes achève de se réaliser et déjà nombre d’entre nous n’ont jamais eu à éprouver leur féminité comme une gêne ou un obstacle [1]». Un peu plus bas elle ajoute : « Cependant, nous connaissons plus intimement que les hommes le monde féminin parce que nous y avons nos racines ; nous saisissons plus immédiatement ce que signifie pour un être humain le fait d’être féminin et nous nous soucions de le savoir[2]. » Donc vous voyez que déjà là, il y a chez Simone de Beauvoir une préoccupation pour ce que c’est qu’un « être féminin ».
A la toute fin du deuxième tome, elle revient sur cette question et insiste encore plus nettement sur ce point, ce qui situe bien sa pensée propre, éloignée de toute velléité d’indifférenciation sexuelle : « La femme refuse de se cantonner dans son rôle de femelle, parce qu’elle ne veut pas se mutiler, mais ce serait aussi une mutilation que de répudier son sexe. L’homme est un être humain sexué ; la femme n’est un individu complet, et l’égale du mâle, que si elle est, elle aussi, un être humain sexué. Renoncer à sa féminité, c’est renoncer à une part de son humanité[3]. » Ce sont des passages qui ne sont pas très souvent cités, qui sont plutôt gardés sous silence comme si on avait oublié toute la dernière partie de ce livre. Ceci dit, quand même, le thème dominant de tout ce livre, c’est que la femme est aliénée, asservie à l’espèce via la maternité. Si « l’anatomie, c’est le destin » (Freud), la maternité est pour la femme ce destin et la libération consiste à se délivrer de cet asservissement que lui impose son destin corporel.
La réaction par rapport à cette phrase, « on ne naît pas femme on le devient », viendra d’une psychanalyste et cofondatrice du MLF (mouvement de libération des femmes) dont la pensée est condensée dans un petit livre, fait d’articles et d’interviews datant du début des années 1990, Antoinette Fouque. La femme n’est pas le deuxième sexe, car « Il y a deux sexes ». Elle présente son travail comme un essai de féminologie. Lorsqu’elle rencontre Simone de Beauvoir, raconte-t-elle dans un de ces entretiens, ça ne va pas être la grande amitié. Et lorsqu’elle entame une psychanalyse chez Lacan, ça ne va pas être non plus une grande réussite, on peut facilement le comprendre. Génitalité et génialité se conjuguent, la maternité n’est pas une aliénation, c’est au contraire ce qui donne à la femme la possibilité de participer à la création de l’humanité. Je vous lis un petit passage de facture autobiographique : « La grossesse comme expérience m’a confirmé, de manière plus exaltante que je n’aurais pu l’imaginer, qu’il y a bien deux sexes. Si un homme et moi avons conçu, réellement, fantasmatiquement, symboliquement et légitimement ensemble, j’ai dû fabriquer seule, pendant neuf mois. Au jeu sexuel et au « plaisir d’amour » ont succédé un travail du corps intense et incessant, que mon état ne m’a pas permis d’oublier une seconde, et une activité de pensée qui, pour être flottante, élémentaire, chair, en un mot le plus souvent inconsciente, voyante, aveugle, très souvent aussi préconsciente, prévoyante, trop peu souvent consciente, nette (n.b. : elle fait un jeu de mot par rapport à son prénom Antoinette), comme l’attention à laquelle mon prénom qui en est l’anagramme me prédispose, une activité de pensée qui ne m’a pas lâchée, tout le temps de la gestation, attente et gestion à la fois, où je nous ai fait la promesse, à nous trois, de tenir jusqu’au terme[4] ». On assiste donc bien ici à l’exaltation de ce qui chez Simone de Beauvoir avait paru un obstacle quasiment infranchissable dans l’accès au statut de sujet.
Autre étape beaucoup plus tardive puisqu’on arrive en 2015 avec l’ouvrage de Camille Froidevaux-Metterie, « La révolution du féminin »[5], un ouvrage qui représente une espèce de synthèse générale sur tout ce que le mouvement d’émancipation des femmes a apporté : Révolution du féminin, le titre le dit bien, on a affaire à une révolution, une invention (un premier texte s’appelle « La réinvention du féminin », un autre « La naissance du féminin »). On est là devant quelque chose de complètement nouveau, d’inédit, de radicalement différent de tout ce qu’on a pu connaître jusqu’ici dans ce domaine. La révolution du féminin impose d’ailleurs au masculin une seconde révolution, sur laquelle un certain nombre d’auteurs – dont Martin et moi- se sont mis à réfléchir[6].
Alors petite règle de méthode avant de continuer : ne rien avancer sur ce sujet comme un état définitif. Nous sommes bien dans une révolution, nous sommes dans des rapides de l’histoire en quelque sorte. Nous ne savons pas très bien où nous allons et nous ne savons pas très bien si ce que nous observons aujourd’hui va encore beaucoup se transformer dans les prochaines années. Je parlais à l’instant de maternité, eh bien, certains pensent déjà par exemple que l’utérus artificiel est pour demain. Et on a déjà aujourd’hui ce qu’on appelle la gestation pour autrui. Est-ce que ça débarrasserait complètement les femmes de ce qui est pour certains (Simone de Beauvoir) un asservissement, et pour d’autres (Antoinette Fouque) un privilège ? Nous sommes dans le registre des hypothèses et des observations, cependant on peut quand même fonder ces observations sur un sol solide. Il y a pour moi une certitude – on n’est pas obligé de la partager – c’est que nous sommes vraiment engagés dans cette mutation anthropologique, dont l’égalité des sexes représente une propriété éminente, pas la seule mais éminente. Nous sommes engagés dans un nouvel âge de l’humanité, ça me semble avéré, et un certain nombre de choses que nous disions encore il y a 50 ou 60 ans sont à revoir à partir de ce qui a été observé depuis lors, surtout dans ces domaines.
Mutation anthropologique. Toutes les analyses qui ne la prennent pas en compte me semblent vouées à l’erreur. Tout le problème est dans l’interprétation que nous donnons de cette mutation anthropologique : qu’est-ce que ça veut dire exactement et qu’est-ce qui a amené ce changement en profondeur des bases de l’humanité ? Je pense que c’est important d’en avoir une interprétation exacte pour voir clairement dans quelle logique nous inscrivons cette mutation. A mon sens, elle représente une rupture dans l’histoire humaine aussi importante que celle que nous avons connue il y a 5000 ans avec la naissance de l’Etat en Mésopotamie et en Egypte. Avec la naissance de l’État s’impose une toute autre organisation humaine que celle qui avait régné pendant des dizaines voire des centaines de milliers d’années, c’est-à-dire l’organisation tribale des sociétés sans Etat.
Alors, ce repère je ne le prends pas par hasard parce qu’il me semble que ce qui avait commencé il y a cinq mille ans s’est en quelque sorte achevé dans une espèce de longue transition d’une condition humaine à une autre. C’est ainsi que j’interpréterais cette mutation anthropologique : elle procède d’une véritable révolution du lien social. C’est-à-dire que le lien social, ce qui tient ensemble les hommes dans les sociétés humaines, ce qui les lie, a complètement changé de nature. Révolution du lien social, ça veut dire que l’État, l’infrastructure étatique, après 5000 ans de montée en puissance, a acquis le monopole du lien social obligatoire et constituant, et en a totalement évincé la religion.
Ça veut dire aussi que sur base de cette révolution du lien social nous avons affaire à deux types de liens qui se sont dissociés, avec des propriétés entièrement différentes, les liens obligatoires relevant de cette constitution de la société, de l’institution symbolique du social pourrait-on dire plus rigoureusement, et les liens libres et volontaires. Or, jusqu’à récemment, c’est du premier type de lien que participait une institution fondamentale depuis l’origine de l’espèce humaine, la famille.
La famille a été pendant toute l’histoire humaine la cellule de base de la société, du fonctionnement de la société. Ce qui s’est passé dans cette transformation qui a eu lieu dans les années 1960/70, c’est qu’elle est entièrement passée dans la sphère privée, du côté du second type de lien. Elle n’a plus rien à voir avec la constitution de la sphère publique, elle s’est entièrement privatisée. Le processus a commencé il y a cinq siècles, vers 1500, mais c’est à ce moment-là qu’il s’est achevé, parachevé si vous voulez, pour aboutir à cette monopolisation du lien social par le politique qui avait commencé au XVIe siècle. Pour prendre un repère facile, l’idée nouvelle, issue de l’œuvre de Machiavel, c’est celle de la raison d’État, l’idée que ce qui nous lie c’est le politique et non plus la religion, et que le politique va se soutenir de lui-même sans plus dépendre de la religion. Évidemment tout cela est préparé dans la religion chrétienne qui opère dès le 11ème siècle une sorte de séparation entre l’Eglise et l’État. Nous voyons bien aujourd’hui ce qui se passe dans d’autres aires culturelles où le processus n’a pas du tout eu lieu de la même façon : c’est toute la difficulté aujourd’hui d’y faire passer la religion, millénairement liée à l’organisation de la société et de l’État, dans la sphère privée. Les croyances passent en quelque sorte du côté des individus et non plus de la société.
Dans l’organisation antérieure de la société, les rapports familiaux jouaient en quelque sorte un rôle déterminant. En quelque cinquante ans, la famille a complètement changé. La dernière fois, nous étions ici avec Sébastien Dupont, un psychologue de Strasbourg, qui a recensé un certain nombre de changements survenus dans la famille. Ces changements se résument quand même toujours à cette privatisation et au fait d’instaurer des liens sur une base libre et volontaire. Je suis complètement d’accord là-dessus avec l’analyse de Marcel Gauchet, ce qui a permis conjointement l’émancipation féminine et la libération de la sexualité, qui faisait l’objet de tabous et d’interdits primordiaux dans toutes les sociétés, tient avant tout à ce changement structurel : les femmes sont émancipées et la sexualité est libre parce que justement l’organisation de la société ne repose plus sur la famille. Ainsi donc les sociétés peuvent se reproduire et se perpétuer sans passer par ce lien familial. Avec toute une série de conséquences sur lesquelles je passe[7].
C’est très important de bien faire ressortir ce processus parce qu’il explique le décalage entre la proclamation de la liberté et de l’égalité des êtres, la déclaration des droits de l’Homme de 1789, et la situation qui est encore celle de la femme en 1949, quand Simone de Beauvoir écrit Le deuxième sexe. Dans ce domaine, le lien hiérarchique entre les êtres a conservé un statut institutionnel jusqu’à cette période alors qu’il aurait dû en principe disparaître à la révolution française. Il y a bien eu au moment de la révolution française des tentatives de faire du mariage un simple contrat, de lui enlever son caractère sacré, mais ça n’a pas marché. On est revenu en 1804 avec le Code civil Napoléon à l’infériorité de la femme et donc à un lien patriarcal hiérarchique du mariage. On l’a rétabli avec des formules de compromis un peu bizarres : le mariage n’est plus un lien « sacré », il est « le plus saint des contrats ». C’est quand même un contrat comme les autres qu’on peut rompre, avec des clauses, mais c’est le plus saint des contrats et on ne doit pas trop y toucher.
Décalage donc de 170 ans qui a maintenu les rapports hommes-femmes dans une structure patriarcale hiérarchique jusque disons 1970. Avec des rôles et des statuts liés au sexe qui étaient assignés : tout ce qui relève du public reste plutôt du domaine des hommes, tout ce qui relève du privé revenant plutôt aux femmes. C’est ce qu’on pourrait appeler le second moment des droits de l’homme qui va consacrer l’égale liberté des hommes et des femmes. Ils sont tous des individus de droit, des individus en droit. À partir de là, ce principe abstrait déjà formulé à la révolution française d’égalité juridique et anthropologique des individus peut entrer dans la vie concrète et abolir progressivement l’idée même de rôles ou de statuts assignés au masculin et au féminin.
On peut donc parler à partir de là d’une désexualisation progressive du vivre ensemble et d’une convergence des genres qui consacre ce que Tocqueville avait déjà annoncé en 1840, l’égalité anthropologique, l’égalité des conditions, c’est-à-dire : nous sommes tous des semblables, base nouvelle à partir de laquelle évidemment nous avons à repenser nos différences. Désexualisation progressive du vivre ensemble et convergence des genres, voilà me semble-t-il l’événement, la rupture fondamentale qui au moment même n’est pas encore perçue comme telle mais qui s’avère aujourd’hui véritablement entrée dans la vie courante. On entend toujours « il y a encore beaucoup de chemin à faire », bien sûr, mais enfin c’est quand même extrêmement rapide si on considère ces transformations à l’aune de l’histoire humaine.
Alors, je me permets de raconter comment j’ai vécu cette révolution au début des années 70. C’est la partie moins théorique de mon exposé. En juillet 1971, j’étais assistant à Leuven, je venais de terminer mes études de sociologie et nous avons décidé avec trois autres couples de créer ce qu’on appelait une « maison communautaire ». Je venais d’avoir un enfant en juillet 1971 et un autre petit garçon était arrivé chez un autre couple, deux garçons donc. Dès notre entrée dans cette maison communautaire en août 1971, je peux clairement affirmer que l’assignation à des rôles des hommes et des femmes, c’était terminé. On avait le sentiment de faire quelque chose de tout à fait nouveau. Les travaux ménagers, la garde des enfants, la gestion financière, etc, tout cela était parfaitement partagé et ça nous paraissait tout à fait normal. On se disait « Ben oui, c’est comme ça que ça marche maintenant ». Les parents eux étaient d’ailleurs un peu abasourdis, ils se demandaient : « Qu’est-ce qui se passe là-bas ? » En ce qui me concerne donc personnellement, quand j’ai entendu le concept d’une convergence des genres, ça m’a paru très clair : c’était bien ce que nous avions vécu.
Alors, il faut encore préciser que cette révolution anthropologique a ses corollaires juridique et technique qui apparaissent dans les mêmes années. C’est la découverte de la contraception efficace et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse qui libère pratiquement les femmes de ce que Simone de Beauvoir considérait comme une aliénation à l’espèce. Voilà, me semble-t-il, ce qui peut suffire à expliquer la différence de perception, à quarante ans de distance (1950/1990) de ces deux auteures aussi féministes l’une que l’autre, Simone de Beauvoir et Antoinette Fouque. On est passé en 40 ans, par cette révolution anthropologique et son corollaire technico-juridique, de la maternité comme destin à la maternité comme volonté. La maternité est devenue volontaire, elle n’est plus un destin. Les femmes peuvent choisir d’être mère ou non, d’espacer les maternités etc. Il y a bien eu là une naissance de la femme contemporaine et une réinvention du féminin, voilà ce qu’on peut affirmer de plus certain. Ce que cela va donner comme conséquences, c’est beaucoup plus incertain.
Anthropologie, psychanalyse, études de genre
Je voudrais maintenant examiner de façon critique les trois corpus théoriques qui ont accompagné ce séisme anthropologique. On pourrait poser que d’une certaine façon ils aboutissent tous les trois à une impasse, faute peut-être d’avoir pris suffisamment la mesure de la mutation en cours et d’avoir bien compris la raison profonde qui justifiait la hiérarchisation des sexes et la subordination multimillénaire des femmes.
Trois corpus, trois disciplines : l’anthropologie, la psychanalyse et les études féministes. Mais d’abord, reconnaissons à ces disciplines qu’elles ont extirpé de la pensée une vieille idée naturaliste : l’idée que la domination masculine, le patriarcat, c’était au fond une affaire de nature, que c’était un peu comme chez les animaux, les gorilles par exemple : « gare au gorille », il y a le mâle dominateur qui s’imposait aux femmes grâce ses muscles et à la crainte que suscitait cette force physique chez les femelles. L’anthropologie et la psychanalyse ont permis de sortir de cette idée et de mettre en évidence ce qu’on appelle le rôle du symbolique dans l’espèce humaine.
Je vous lis encore un petit extrait de Simone de Beauvoir dans lequel elle reconnaît le pas géant qu’ont opéré ces disciplines : « L’immense progrès que la psychanalyse a réalisé sur la psycho-physiologie, c’est de considérer qu’aucun facteur n’intervient dans la vie psychique sans avoir revêtu un sens humain(…). Ce n’est pas la nature qui définit la femme, c’est celle-ci qui se définit en reprenant la nature à son compte dans son affectivité[8] ». On peut donc dire que ces disciplines ont une obsession en commun : sortir ces questions de la nature, sortir de l’essentialisme dans lequel elles avaient été enfermées par la religion d’abord, par des disciplines scientifiques insuffisamment réflexives ensuite, tout au long du 19ème siècle.
Je résume ici très brièvement et un peu caricaturalement la position de l’anthropologie. La première étape est encore prise dans les rets du naturalisme. Ce qui est amusant c’est que quand vous affirmez aujourd’hui que le patriarcat et la domination masculine ont toujours existé et que ce n’est que depuis quelques décennies que nous en sommes définitivement sortis, on vous objecte l’existence d’une époque matriarcale originaire en se référant toujours au même auteur, Bachofen, un auteur allemand qui a écrit « Le droit maternel » en 1861. Mais il faut voir la perspective dans laquelle il place ce mythe du matriarcat. En fait, il a confondu sociétés matriarcales et sociétés matrilinéaires, celles où les enfants restent chez la mère, sociétés dites également « matrilocales ». En réalité, le pouvoir a toujours été partout et toujours du côté masculin. Les données anthropologiques ultérieures ont montré que sa perspective ne tenait pas la route. Mais le plus croustillant dans l’affaire c’est le sens que donne Bachofen à ce supposé matriarcat initial. En fait, il raisonne dans une perspective évolutionniste, darwinienne. Si le matriarcat triomphait, c’était parce qu’au départ la matière triomphait. Peu à peu, c’est ça l’évolution, c’est l’esprit qui a pris le dessus sur la matière et c’est alors qu’est advenue la civilisation patriarcale. En conclusion, le matriarcat c’est un mythe et Bachofen ce n’est pas vraiment une référence pour soutenir la cause féministe, il me semble.
Le noyau dur de l’anthropologie, c’est-à-dire le XXe siècle, sera à l’opposé culturaliste. Ce qui l’amène à relativiser cette idée du patriarcat et de la domination masculine, en attribuant même le patriarcat spécifiquement à l’Occident : si on regarde toutes les sociétés autres que la nôtre, on a des configurations culturelles arbitraires et relatives qui sont chaque fois spécifiques, avec des rôles qu’on peut attribuer soit à la femme, soit à l’homme. On est donc plutôt ici dans une espèce d’arbitraire culturel des rôles féminins et masculins.
Deux ouvrages et deux auteurs sont représentatifs de ce point de vue : Ruth Benedict, Patterns of Culture (1934), et Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie (1935). Je vous livre juste une petite citation de Margareth Mead : « Les traits de caractère que nous attribuons au masculin ou au féminin sont, pour nombre d’entre eux sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe ». On voit bien comment l’idée de genre vient s’inscrire dans cette perspective. L’anthropologie va en quelque sorte justifier et accréditer cette idée de genre.
Il y a une auteure contemporaine, Irène Théry, qui a repris récemment cette perspective. Nous l’avions invitée au cePPecs pour une conférence[9] au printemps 2009. Elle a exposé ce point de vue en l’inscrivant dans les théories du genre, en donnant d’ailleurs du genre une définition qui est assez intéressante. « Ce qui a dominé pendant un certain nombre d’années la pensée féministe, c’est l’idée de l’alternative obligée entre deux situations aussi simples qu’opposées, la domination masculine d’un côté, l’égalité des sexes de l’autre. Or, plus nos collègues anthropologues ont investigué les rôles masculins et féminins et ont décrit avec précision la place respective des hommes et des femmes, des filles et des garçons, saisis dans la vie concrète des systèmes de parenté, les grandes cérémonies rituelles, les mariages, les funérailles, les grandes fêtes liées aux saisons et les événements de la vie quotidienne, plus ces anthropologues se sont aperçus que non seulement on ne pouvait pas exporter là-bas notre conception identitaire du genre et de la personne mais qu’on ne pouvait pas non plus exporter notre définition de l’inégalité[10]».
C’est comme s’il y avait dans chaque culture des configurations de genre relatives. Elle définit avec précision le genre dans une perspective qu’elle appelle relationnelle, inspirée de philosophes du langage comme Ortigues et Descombes, perspective qui est d’ailleurs antipsychanalytique, puisqu’il n’y a plus vraiment de moi, le moi n’existant en quelque sorte que dans la relation. Elle définit le genre à partir du langage : il n’y a pas de genre pour le je et le tu, la subjectivité n’y est pas sexuée. Le genre n’intervient qu’à la troisième personne quand apparaît le il et le elle. Ça veut dire que dans l’expérience subjective quand je dis je ou tu, c’est indéterminé, c’est seulement à partir de l’extérieur et dans la relation qu’intervient le genre, dans les apparences et dans les relations. La réactualisation du culturalisme par Irène Théry me semble hautement problématique. C’est comme si il ne s’était rien passé de fondamental dans notre histoire récente qui est simplement une configuration parmi d’autres… C’est ce qu’elle dit d’ailleurs à la fin de son livre : « nous devons arrêter de croire qu’il y a là quelque chose de tout à fait nouveau qui aurait surgi ». Eh bien, il faut l’affirmer : quelque chose de tout à fait nouveau a surgi en cette fin de 20ème siècle.
Le point de vue « dichotomique » entre d’une part les liens hiérarchiques qui ont dominé millénairement la distinction de sexe et d’autre part la révolution anthropologique en cours avec ce qu’elle entraîne en termes de convergence des genres est brillamment réintroduit en 2012 par Françoise Héritier. Elle reformule une hypothèse auparavant proposée par Engels : « La valence et la domination masculine sont fondées sur l’appropriation par le genre masculin du pouvoir de fécondité féminin et ipso facto sur la jouissance et la sexualité des femmes[11]. » C’est donc en quelque sorte le privilège féminin de disposer d’une maîtrise sur la reproduction de l’espèce qui a amené les hommes à rechercher une compensation, pour renverser en quelque sorte dans une domination culturelle ce qui représentait une certaine domination naturelle. Cette thèse est aujourd’hui très répandue et est devenue majoritaire.
Il y a un auteur, que nous connaissons bien au cePPecs, Marcel Gauchet, qui a repris et reformulé cette thèse de Françoise Héritier en 2018 sur le pourquoi de la domination masculine. Son erreur, avance-t-il, est d’avoir attribué à un groupe en particulier, les hommes, quelque chose qui ne pouvait raisonnablement intéresser que tout le monde. « Il est permis de penser, étant donné justement l’enjeu de cette appropriation, qu’il y a fallu une force plus large que l’intérêt, si impérieux soit-il, d’un groupe particulier. Une force qui ne peut être raisonnablement imputée, dès lors, qu’au groupe en son entier, au groupe en tant que tel, au-delà de ses composantes. Car encore faut-il qu’il existe et qu’il dure, la faculté procréatrice y étant non seulement intéressée, mais centrale. C’est dans cette direction qu’il faut chercher [12]».
Gauchet reprend donc la thèse de Françoise Héritier mais en soulignant que l’enjeu mis en évidence est tellement important qu’il ne peut s’agir que d’une décision inconsciente prise par l’ensemble du groupe. Puisque, dans cette question de la reproduction naturelle de l’espèce, il y a aussi la question de sa reproduction en tant que groupe, de sa reproduction en tant que société et en tant que culture. Premier déplacement de l’hypothèse. Le deuxième déplacement que va opérer Gauchet, c’est par rapport à la hiérarchie. Pourquoi y a-t-il hiérarchie ? C’est une hypothèse qui est au cœur de toute son œuvre depuis « Le désenchantement du monde ». C’est parce que justement il y a une deuxième « expérience-butoir » aussi primordiale que celle de la parenté dont parle Françoise Héritier, qui, de surcroît, spécifie la pensée humaine : l’expérience de l’invisible qui s’ouvre à elle avec le langage, l’invisible de l’expérience humaine qui pendant toute l’histoire humaine va régner sur le visible. C’est la définition qu’il donne de la religion. La religion suppose une hiérarchie de la culture sur la nature, de l’invisible sur le visible, de l’esprit sur la matière, etc. Ce qui explique pourquoi la relation entre le groupe qui est chargé de la reproduction culturelle et celui qui est chargé de la reproduction naturelle prend une forme hiérarchique, explication bien plus satisfaisante, me semble-t-il, que la simple appropriation par le genre masculin du pouvoir de fécondité des femmes, une sorte d’OPA sur la sexualité des femmes dont la réussite aurait traversé les siècles et les millénaires.
Deuxième discipline concernée, la psychanalyse. Freud, c’est la critique qu’en fait Antoinette Fouque, reste prisonnier de cette logique de la hiérarchie. Nous connaissons tous ce genre de thèses, l’envie du pénis chez la petite fille, etc. Tout cela est bien connu, sans oublier cependant les psychanalystes féministes qui ont, comme Antoinette Fouque, critiqué cette vision « phallocentrique » de la formation et du développement de la sexualité féminine, la première étant Mélanie Klein. Le point commun à toutes ces auteures, c’est la référence à une féminité première qui se définisse autrement que négativement vis-à-vis du masculin. Je suis obligé de passer très vite sur ce sujet auquel nous avons déjà consacré plusieurs séances par le passé.[13]
Il reste alors le troisième corpus, les théories du genre. On pourrait dire qu’à côté de la deuxième génération féministe, celle d’Antoinette Fouque, qui prend en compte justement cette révolution anthropologique, on a vu apparaître une troisième génération qui, je le disais en commençant, me semble nous mener dans une impasse. Elle a tellement poussé à l’extrême l’idée du genre qu’il ne s’agit plus comme dans la deuxième vague d’ajouter quelque chose à la nature pour s’extraire de l’essentialisme naturaliste. Il s’agit véritablement de substituer le genre au sexe en évacuant complètement la dimension du corps. Après n’avoir été que des corps aliénés à l’espèce, selon la critique des premières féministes, les femmes sont devenues de purs esprits sans corps. La femme n’était qu’un corps, dans le néo-féminisme contemporain, elle n’a plus de corps. Ça va très loin.
Chez des philosophes comme Chantal Mouffe ou Marie Hélène Boursier, féministes de la troisième vague, le féminisme va s’élargir à toutes les relations de domination et finalement s’y diluer. Le rapport homme-femme devient un rapport social comme un autre, et le lien est établi entre les combats féministes et les courants identitaires, donc toutes les minorités. Comme le dit l’une d’entre elles: « Le sujet politique du féminisme doit être compris comme une catégorie fluctuante, volatile et intrinsèquement erratique[14]. » Donc, d’une certaine manière on pourrait dire que ce nouveau sujet féminin, mais masculin également, est insaisissable, enjoint au décentrement permanent et seulement contraint d’adopter le point de vue d’une minorité supposément dominée, et par là même, le point de vue de toutes les minorités.
On est là, je pense, dans une impasse : ces femmes qui n’étaient reconnues que comme un corps à exploiter ne sont ici plus reconnues que dans l’abstraction de leur corps. Drôle de retournement, et cette tendance contemporaine va s’accompagner de mesures de plus en plus étonnantes, par exemple, en Angleterre, on a proposé que le sexe de l’enfant reste indéterminé jusqu’à six ou sept ans et qu’à ce moment-là seulement il puisse choisir son sexe. C’est le genrisme radical.
L’expérience du féminin et du masculin
Face à cette impasse intellectuelle, la seule issue possible est de repartir de l’expérience du féminin (et de l’expérience du masculin). Une démarche de type « phénoménologique » qui nous ramènerait à Simone de Beauvoir mais en tenant compte des acquis historiques décisifs de ces soixante dernières années. Une telle démarche ne nous ramène pas à l’ornière naturaliste : la question n’est pas celle d’une essence du féminin et d’une essence du masculin mais, comme je l’annonçais en commençant cet exposé, de dispositions propres à chacun des genres. Vu la nouveauté de cette expérience de la convergence des genres au regard de l’ensemble de l’histoire qui l’a précédée, la recherche ne peut ici que s’apparenter à un chantier. On peut cependant d’ores et déjà en baliser les grands axes : ils sont ceux qui structurent l’expérience humaine en général, l’espace, le temps, l’image, la relation à l’autre. Soit les données de base de l’expérience de l’incarnation (à suivre).
[1] Le deuxième sexe, tome I, page 32, collection folio essais
[2] Idem, p. 32
[3] Idem, tome II, p. 591
[4] Il y a deux sexes, collection folio actuel, p.103
[5] Editions Gallimard, 2015
[6] Le masculin en révolution, Le débat, n°200
[7] Dans le dossier Le masculin en révolution, le débat n°200, voir spécialement Marcel Gauchet, La fin de la domination masculine et Jean-Marie Lacrosse, Le sexe a-t-il un genre ?
[8] Le deuxième sexe, p.80
[9] Publiée dans la collection Temps d’arrêt sous le titre, Qu’est-ce que la distinction de sexe ? Téléchargeable à l’adresse : http://www.yapaka.be/professionnels/publication/qu-est-ce-que-la-distinction-de-sexe-irene-thery
[10] op.cit. p.49
[11] Françoise Héritier, Masculin/féminin, II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob « Poche », 2012, p.287
[12] Marcel Gauchet, La fin de la domination masculine, in Le masculin en révolution, Le débat n°200, p.76
[13] Pour un exposé détaillé de ces controverses, voir Camille Froidevaux-Metterie, op.cit., La psychanalyse face à l’énigme du féminin, pp. 169-216
[14] Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF, « Philosophies », 2008, p.97