Dans leurs deux derniers matchs, les Diables Rouges ont encore franchi un palier. Ils affichent maintenant une puissance, une sérénité et une maîtrise qui pourraient les mener, s’ils restent appliqués, vers ces hauteurs légendaires qu’ont atteintes en leur temps la Hongrie de Puskàs, le Brésil de Pelé, l’Argentine de Maradona, la France de Zidane.
Mais, particularisme belge oblige, si la Belgique atteint ces sommets, on devra dire « la Belgique de Hazard le Wallon et de De Bruyne le Flamand ». Ces deux-là, on a pu le constater hier, s’entendent et se trouvent sans problème, ce qui n’a pas toujours été le cas. Mais c’est aussi le style de jeu de l’équipe qui a été entièrement transformé par Roberto Martinez. Le coup de génie de l’Union Belge de Football a été de prendre un entraîneur étranger, insensible à la névrose nationale belge.
Les politiciens devraient en tirer les leçons qui s’imposent. Mais on peut déjà remarquer que la division des opinions entre le nord et le sud ne génère aujourd’hui aucune angoisse collective, comme ce fut le cas en 1996, au moment de l’affaire Dutroux, signe que le divorce entre LE politique et LA politique est définitivement consommé, ici comme ailleurs.
Le foot est donc bien, et de plus en plus, le miroir du politique, de cette dimension invisible et profonde qui nous relie tous et dont la politique néo-libérale et droitdelhommiste nous aliène et nous éloigne jour après jour.
Sans prétendre avoir eu raison contre et avant tout le monde, car de nos jours l’avenir est devenu proprement infigurable, voici ce que j’écrivais en 1997 : « La Belgique existe. Mais, depuis toujours, elle existe sur un mode tel que l’on peut ne pas voir qu’elle existe. Dans cette ruse suprême réside sa singularité. Le profil bas qu’elle adopte avec opiniâtreté, jusqu’à laisser croire qu’elle n’existe pas, dissimule une identité puissante, distinctive et persistante, mais qui s’exprime avant tout défensivement. À l’image d’une équipe nationale de football qui s’est presque toujours montrée lamentable lorsqu’elle domine ses adversaires, même plus faibles qu’elle, mais qui excelle dans la défensive et la contre-attaque soudaine, la Belgique est calée dans une posture psychique telle qu’elle surprend tout le monde, et elle-même en premier lieu, lorsqu’elle remporte le moindre succès. C’est cette figure qu’illustre la révolution dont elle est née en 1830 : une contre-attaque soudaine dont le succès l’a elle-même prise de court ».
Et ce que j’ai écrit dans le numéro du Débat qui paraît demain, jeudi 13 juin à propos du Mondial 2018 : « Là où la France songeait surtout à se protéger et à résister, décidée plus que toute autre au nom de la République (évoquée explicitement par Didier Deschamps après la victoire) à faire face à de puissants courants identitaires, voire communautaristes, qui la menacent, la Belgique, elle, avait surtout un compte à régler avec le fantasme de sa disparition. Nul doute qu’au-delà de l’immense talent de ses joueurs elle a exprimé dans son jeu offensif flamboyant, tout en conservant ses ancestrales qualités défensives, la joie de sa « résurrection », adoptant un style qu’elle n’avait jamais osé pratiquer auparavant ».
Merci aux Diables Rouges, dans un monde où la réflexivité théorique est partout en berne, de nous proposer ces spectaculaires exemples de réflexivité en acte.
Jean-Marie Lacrosse, le 12 juin 2019
L’article a été publié dans la revue Le Débat n°205 de mai-août 2019.
Il est disponible dans son intégralité en version électronique moyennant un accès payant à ces 2 adresses :
http://le-debat.gallimard.fr/numero_revue/2019-3-mai-aout-2019/
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2019-3.htm