Ce texte est la retranscription de l’intervention donnée par Jean-Marie Lacrosse au CHU/UCL Namur-site Godinne (Yvoir) le 27 octobre 2017 dans le cadre de la journée d’hommage au psychiatre Bernard Fourez.
Quand j’ai rencontré Bernard Fourez, à la fin du 20ème siècle, nous avions l’un et l’autre, chacun séparément, fait le constat d’un changement de l’objet même de nos disciplines, la sociologie et la psychiatrie. Ce changement d’objet produisait en nous depuis une dizaine d’années un sentiment croissant d’irréalité du monde. L’objet antérieur de nos disciplines c’était bien sûr l’individu mais l’individu en société selon le postulat de base, véritable b.a.-ba des sciences humaines : pas de société sans individu certes, mais aussi pas d’individus sans société. Un postulat remplacé depuis lors par un autre : il n’y a que des individus.
Vous avez bien sûr reconnu le postulat de l’idéologie dite néolibérale dont le règne tend à s’étendre sur l’ensemble de la planète. A quelques nuances près cependant : avant d’être une question d’économie -la promotion du marché au rang de seul régulateur des échanges économiques- l’idéologie néolibérale en question est un phénomène de connaissance, phénomène épistémique, donc enraciné bien plus profondément que dans la seule organisation de l’économie. Et l’illusion individualiste qu’il génère est de part en part soutenue par l’organisation même de notre société qui s’attelle par tous ses rouages à faire oublier aux individus que cette indépendance rêvée repose sur une dépendance accrue vis-à-vis de l’Etat et du politique. J’y reviendrai.
Bernard constatait dans sa pratique thérapeutique quotidienne les conséquences de cette véritable illusion cognitive. Il s’efforçait de forger les concepts à même d’en rendre compte, comme cette idée d’une « personnalité psycho-sociétale », bien plus déterminante à ses yeux dans la production des nouvelles pathologies que la « personnalité psycho-familiale » explorée prioritairement par ses collègues psychanalystes ou systémiciens.
En 2001, nous avons mis sur pied à Woluwé un séminaire mensuel de psychopathologie historique, alternant séances cliniques et séances théoriques. Nous avons soigneusement évité, dans l’intitulé de ces séminaires, les termes qui se sont médiatiquement imposés, comme « narcissisme » ou « personnalité narcissique », leur préférant le terme plus neutre de personnalité contemporaine. Termes selon nous inadéquats, non pas qu’ils ne signifient rien à nos yeux mais qu’ils présentent l’inconvénient de renvoyer à la psychologie individuelle (ou éventuellement « psycho-familiale ») un phénomène totalement inédit dans l’histoire collective de l’humanité.
C’est un bilan de ce travail en commun de plus de 15 ans -de 2001 à 2016- que je voudrais esquisser ici. Un travail largement inachevé qui devrait déboucher à terme sur une refondation de la psychiatrie. Par refondation, j’entends tout autre chose qu’une rupture ou une révolution dans l’histoire de la psychiatrie. Si rupture il y a, elle ne surviendra qu’au terme d’une entreprise s’attelant à revisiter en profondeur son histoire, totalement obscurcie aujourd’hui par l’idéologie en vigueur. Nous l’avons maintenant clairement compris, au terme d’un siècle chaotique et barbare par sa prétention à faire table rase du passé, il n’y a de vraie rupture ou révolution dans l’histoire humaine que longuement préparée par l’histoire qui la précède. A rebours de la posthistoire présentiste vers laquelle nous pousse le mouvement actuel de fuite en avant, nous avons donc à redécouvrir le temps de l’histoire longue comme temps inhérent à la condition humaine elle-même.
Une refondation de la psychiatrie exigerait idéalement de lancer trois chantiers distincts : un chantier tourné vers le passé, un vers le présent et un vers le futur. Nous avons surtout avec Bernard mis en œuvre le chantier du contemporain. Il me faut cependant dire un mot des deux autres car les trois domaines sont étroitement solidaires.
1er chantier : la naissance de la psychiatrie. Il importe ici avant tout de procéder à une revalorisation et à une réhabilitation de celle-ci à rebours de la mauvaise réputation faite à l’institution par le mouvement d’antipsychiatrie. Trois livres publiés la même année, 1961, vont concourir à cette disqualification radicale des commencements : « Histoire de la folie à l’âge classique » de Michel Foucault en français, « Asylums » d’Erving Goffman et « The myth of mental illness » de Thomas Szasz en anglais (entre parenthèses, ces livres sont aujourd’hui encore des best-sellers dans les facultés de psychologie et de sciences sociales). Le thème central de ces ouvrages et de toute la période : l’exclusion du malade mental qui aurait débuté dès l’entrée dans la modernité au 17ème siècle, mettant brutalement fin à ce paradis de la folie et des fous qu’étaient censées être les sociétés traditionnelles.
Eh bien, pas du tout. Je viens de relire pour préparer cet exposé les deux livres fondateurs de la discipline, le « Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale » de Philippe Pinel et « Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de la maladie mentale » d’Etienne Esquirol. Ce qui s’y dévoile, c’est tout le contraire d’une exclusion de la folie : son inclusion métaphysique et symbolique dans l’humain. La révolution française, nous a appris Tocqueville, est instauratrice d’une égalité anthropologique -qu’il appelle égalité des conditions- qui nous amène à considérer tout être humain, y compris le fou, sous le signe de la ressemblance et non plus, comme les anciens régimes, de sa dissemblance. C’est le même mouvement qui mène aujourd’hui dans un autre domaine à parler de genre plutôt que de sexe : mettre en avant la ressemblance avant la différence des sexes (qui subsiste bien sûr !). C’est cette ressemblance originaire qui se poursuit et est réactivée et réaffirmée par l’antipsychiatrie des années 1960 : celle-ci n’était en fait rien d’autre qu’une redécouverte de l’acte de naissance de la psychiatrie.
C’est également ce nouveau cadre anthropologique qui interdit de penser la folie comme dehors, perte ou sortie de la raison. Mais plutôt que de raison, il vaudrait sans doute mieux utiliser le concept qui vient juste, en 1781, d’être consacré par Kant dans la Critique de la raison pure : le sujet. Le sujet de la connaissance se révèle également sujet de la folie, titre du livre de Gladys Swain dont, si j’étais ministre de la santé, je ferais aussitôt une lecture imposée pour tous les candidats à la profession. Sujet de la folie : il reste toujours du sujet dans la folie, avec son corollaire, il y a de la folie dans le sujet. 1800 signe le début du long parcours d’intégration de la folie dans le sujet, un parcours dont nous ne sommes qu’au début et qui nous réserve sans doute encore bien des surprises.
Incidemment, il faudrait montrer comment c’est dans le même mouvement que s’invente la psychothérapie sous le nom initial de traitement moral, l’intégration de la folie dans le sujet laissant espérer la possibilité d’un dialogue avec l’insensé et d’une éventuelle guérison par la parole. Insensé qui devient d’ailleurs, déplacement sémantique très significatif, un aliéné. En faisant de l’entreprise freudienne une sorte de commencement absolu, la psychanalyse a d’une certaine manière concouru à la même époque que l’antipsychiatrie, vers 1960, au rejet dans les ténèbres de la première psychiatrie accusée d’être positiviste, taxinomiste, médicaliste, etc.
Nous avons en quelque sorte, vers 1960, jeté le bébé avec l’eau du bain. Car il est clair que l’asile, que dénonçait le mouvement antipsychiatrique, a bien existé. Mais il a été une réaction de second temps due largement au fait que les espoirs de guérison mis dans le traitement moral étaient largement déçus. C’est en quelque sorte pour compenser cet échec que s’est mise en place une institution prétendant guérir les malades par la resocialisation et l’organisation rigide (donc supposée structurante) du temps et de l’espace au détriment du dialogue interindividuel.
Résumons donc en quelques propositions ce qu’une refondation exigerait quant à la naissance de l’institution et de la discipline :
- La psychiatrie apporte à une philosophie du sujet[1] (philosophie moderne par excellence, de Descartes à Kant) une contribution irremplaçable. Elle met au jour dans le travail qu’effectue le sujet sur lui-même -de la réflexivité si vous préférez- les défaillances, les vacillations, les éclipses du sujet (et à la limite extrême mais seulement à la limite l’abolition et l’autodestruction totale de la subjectivité).
- Elle est par là-même le principal vecteur d’une anthropologie démocratique pour laquelle le pathologique devient la voie d’accès principale, voire la seule possible, vers la normalité, une fenêtre ouvrant sur l’ordre profond qui nous constitue en tant que sujets.
- C’est d’emblée que la psychopathologie propose un tableau complet et exhaustif des modalités selon lesquelles se présentent ces défaillances subjectives : obsession, phobie, hystérie, manie, mélancolie, paranoïa, schizophrénie. Ce n’est qu’après un siècle de décantation que s’opérera la différenciation des psychoses et des névroses, décantation qui s’achève avec Janet et Freud. Rançon de cette entreprise, la question de la psychose dont la psychanalyse, soleil de la psychiatrie dynamique pendant près d’un siècle, échoue à rendre compte, échappe ainsi durablement aux interrogations portées par la clinique de l’anthropologie. Le problème est à reprendre de part en part car la question est fondamentale.
- Dès l’origine, les aliénistes détiennent un critère de gravité des troubles mentaux : ce critère, c’est la distance réflexive qu’est à même de conserver le malade vis-à-vis de sa folie. Le classement s’opère selon un axe qui va du moins vers le plus dans l’atteinte à la puissance personnelle, du plus superficiel au plus profond, du plus circonscrit au plus généralisé.
- Enfin, à partir de 1850, c’est le caractère temporel du trouble qui s’inscrit dans la problématique psychiatrique et c’est à partir de la prise en compte du caractère évolutif de la maladie que se formule l’idée d’une chronicité de certains troubles puis, vers 1880, l’idée de troubles lié à la personnalité.
Le 2ème chantier a été généralement bien identifié. L’apparition de nouvelles pathologies a donné lieu à de nombreux travaux aussi bien en sociologie qu’en psychiatrie mais, comme je le disais à l’instant, celles-ci ont été souvent mal nommées et donc mal comprises. Ayant beaucoup lu sur le sujet, je n’ai rencontré qu’un auteur qui évoquait directement le rapport au collectif : Bernard Fourez. Prenons l’exemple des fameux états-limites[2]. Peu de gens, parmi les professionnels œuvrant dans le secteur, contesteront que le champ psychopathologique soit engagé aujourd’hui dans un processus de complète redéfinition. L’apparition puis le développement des troubles de la personnalité « borderline » en est certainement un des traits les plus marquants. Citons ici le résumé qu’en proposent Bernard Granger et Daria Karaklic dans le petit livre qu’ils lui ont consacré : « L’histoire du trouble de la personnalité borderline est complexe, chaotique. Cependant, de grandes lignes se dessinent. Il s’agit initialement d’une pathologie ou de symptômes n’entrant pas dans les cadres classiques de la typologie freudienne répartissant les structures de la personnalité entre les structures psychotique, névrotique et perverse. A partir des travaux psychanalytiques, on a caractérisé un type de personnalité où étaient présents des symptômes certes psychotiques, mais de très courte durée et secondaires par rapport à d’autres tels que l’impulsivité, l’instabilité, la tendance à la dépression, la crainte de l’abandon. Ce sont ces critères qui ont permis de définir le trouble de la personnalité borderline dans le DSM-III paru en 1980. Les très nombreux travaux menés depuis à partir de ces critères ont montré la validité de ce concept, tout en permettant d’en définir des sous-types et des facteurs de bon pronostic[3] ».
Au contraire de ces auteurs, je pense cependant que l’apparition de ces nouvelles pathologies a concouru à précipiter dans le chaos le champ psychopathologique, comme s’il n’y avait d’autre alternative que, soit de s’accrocher désespérément aux cadres anciens, balisés par Freud et Lacan, qui se définissaient, rappelons-le, en termes de significations, soit de se soumettre aux diktats fonctionnalistes des DSM successifs.
La bonne méthode pour sortir de ce dilemme infernal consiste selon nous, non pas à se précipiter pour délimiter de nouvelles entités cliniques, comme le font par exemple ces auteurs, mais à cerner préalablement une zone beaucoup plus large de nouveaux problèmes et de nouvelles difficultés existentielles à l’intérieur de laquelle situer les nouvelles pathologies. C’est d’ailleurs de cette façon que s’est historiquement constituée la catégorie centrale du freudisme : la névrose. Les angoisses et les tourments qui définiront plus tard le névrosé touchent d’abord les artistes modernes vers la moitié du 19ème siècle, atteints, selon l’expression qu’emploie Jean-Paul Sartre dans le troisième tome de son livre sur Flaubert, de « névrose objective » ou « névrose professionnelle ». Ce n’est que plus tard, et en partie en fonction de ce mouvement culturel, qu’elles se verront attribuer un nom en médecine mentale. Preuve de plus que la médecine mentale ne peut jamais se couper de la culture et de l’histoire.
Il faut avoir à l’esprit ces données historiques et sociales si l’on veut comprendre de quoi est fait psychiquement ce nouvel individu hautement paradoxal. On a affaire à un individu présentant d’un côté un certain nombre de traits psychologiques de l’individu de « l’état de nature » cher aux philosophes du contrat social : un individu totalement indépendant, libre de se conduire comme il l’entend en fonction de ce droit antérieur et extérieur au lien de société. Mais, d’un autre côté, un individu hyper socialisé qui ne doute à aucun moment de la solidité des collectifs dans lesquels il est inscrit jusqu’au plus profond de lui-même.
Ainsi se dessine un nouveau type de conflit intérieur très différent du conflit entre un ça et un surmoi qui caractérisait le névrosé, un conflit entre une volonté consciente d’indépendance et une dépendance inconsciente et impensée envers la société. Je précise qu’il ne s’agit pas ici de philosophie politique théoricienne. Ce dilemme indépendance-dépendance, nous l’avons scruté et observé au microscope pendant plus de dix ans dans le séminaire de psychopathologie historique de Louvain en Woluwe que j’animais avec Bernard Fourez.
Ce nouveau dilemme permet de rendre compte de la centralité de l’adolescence dans la problématique psychiatrique contemporaine tant l’immaturité qui la caractérise pourrait faire figure de paradigme du trouble mental en régime d’hyper-modernité. Il était certes typique de l’adolescent « classique », qui prend figure en 1900. Mais la ressemblance n’est que de façade. L’adolescent était cet être déchiré entre l’injonction nouvelle faite aux jeunes de produire un avenir différent, supposant l’indépendance vis-à-vis de leurs parents, et la frustration liée à leur dépendance prolongée due principalement à l’allongement de la scolarité. Ils étaient orientés vers un monde à produire, sommés en quelque sorte d’y prendre leur place au plus tôt, et on les empêchait d’y entrer, sexuellement et politiquement. Mais, pour l’adolescent, les deux termes du conflit, dépendance et indépendance, étaient consciemment posés comme antagonistes et sources de violentes tensions. Rien de tel chez le nouvel adolescent (ou adulescent) chez qui dépendance et indépendance semblent coexister sans problème, une structure psychique qu’illustre avec brio le film Tanguy qui n’a pas pour rien fait mouche d’un seul coup et a d’emblée servi à désigner un « phénomène de société ».
Sauf que notre clinique nous a permis d’observer cette nouvelle difficulté à tous les âges de la vie, du berceau à la mort. Le dilemme est présent dès les premières années de la vie et redéfinit en profondeur les conditions mêmes dans lesquelles s’exerce l’entreprise éducative. Pour les « nouveaux parents », tout doit être fait dès la naissance pour développer au maximum une autonomie qui, par définition, n’existe pas chez le nouveau-né. Leur posture éducative risque donc d’osciller sans cesse entre le laissez-faire, supposé favoriser un développement maximal de cette autonomie posée comme un idéal, et des attitudes d’hyper protection visant à préserver l’enfant de tout ce qui pourrait brimer ou entraver cette autonomie. Quant aux enseignants, ils ont en face d’eux des êtres précocement individualisés qui ont été d’emblée posés comme des individus (ils ont, par exemple, annoncé eux-mêmes leur venue au monde dans des faire-part du type : « J’arrive »). Et, par là-même, ne pouvant voir dans l’éducation autre chose qu’une auto éducation qui dévalorise voire exclut toute inculcation et toute transmission de la part de l’enseignant.
C’est un dilemme du même ordre que l’on retrouve dans les pathologies addictives, en plein essor on le sait, auxquelles il conviendrait de consacrer une étude à part entière. Cet être épris d’indépendance est aussi un être qui adhère tellement à lui-même qu’il finit par tomber dans une curieuse dépendance : la dépendance vis-à-vis de lui-même, une sorte d’auto-esclavage en sorte.
Au bout de ce type de socialisation, émerge ainsi une personnalité totalement inédite que ramassent quelques lignes de L’essai de psychologie contemporaine de Marcel Gauchet : « La caractéristique fondamentale de la personnalité contemporaine serait l’effacement de cette structuration par l’appartenance. L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société. Le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société. Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble[4] ».
Une telle proposition, notons-le bien, exige de séparer soigneusement deux niveaux de réalité qui se sont complètement dissociés dans nos sociétés : le niveau social proprement dit qui est passé dans l’inconscient et le niveau interpersonnel, le rapport qu’entretient l’individu avec ceux que les sociologues américains nomment les « significant others », un rapport interpersonnel qui, à l’inverse du rapport social, est consciemment vécu et activement travaillé, par exemple à l’intérieur de ce que nous nommons des « réseaux sociaux ».
Dans les deux cas, c’est bien le conflit et le partage entre dépendance et indépendance qui fait problème mais il se présente très différemment selon les deux registres. Au niveau du rapport social et vis-à-vis de la collectivité, l’individu contemporain est sans cesse divisé entre une demande infinie et une affirmation sans limite de son indépendance qui lui fait percevoir les obligations collectives comme d’agaçants obstacles qui l’empêchent d’être lui-même, ce qui l’amène à endosser très volontiers le rôle de victime. Dans ses rapports avec les autres, au niveau du rapport interpersonnel, l’investissement affectif conscient est par contre énorme. Il est travaillé par un besoin insatiable de reconnaissance de la part des autres. Car, c’est le paradoxe, une singularité n’existe que si elle est reconnue. Cette lutte pour la reconnaissance l’amène à osciller sans cesse entre une peur des autres, à propos desquels il ne sait jamais quelles peuvent être ses attentes, et une peur d’abandon par les autres si indispensables à son existence psychique d’individu singulier.
Différents dans leur principe et leurs manifestations, ces deux niveaux d’existence se rejoignent cependant in fine. Ce qui les rassemble, c’est l’aversion de l’impersonnel et de l’anonymat de la société qui nous fait exister comme « un parmi d’autres ». Ce qui donne à côté du rôle très convoité de victime, une autre figure de proue de la société des individus : les « people », ces êtres exceptionnels qui sont parvenus à transfigurer l’univers impersonnel de la société en un domaine hautement personnel où ils sont « reconnus » au sens le plus élémentaire du terme.
Victimes et people sont d’ores et déjà devenues les deux figures centrales du paysage audiovisuel et médiatique contemporain. Mais c’est à la même racine, on pourrait le montrer, que vont puiser d’autres traits de notre monde, particulièrement importants dans la clinique contemporaine : ainsi l’omniprésence des thèmes de la « confiance en soi » et de l’ « estime de soi ». Pour avoir confiance en soi, il faut pouvoir faire confiance à d’autres que soi qui, en retour, vous accordent leur confiance. Quant à l’estime de soi, elle pourrait bien n’être qu’une demande déguisée d’estime des autres, nous extrayant du doute torturant qui taraude le monde des individus purs : quelle est réellement la valeur que j’ai aux yeux des autres ? C’est la première question que pose Bernard Fourez à ses patients qui se plaignent de manquer de confiance en eux : avez-vous déjà fait confiance à quelqu’un d’autre que vous ?
Lorsque l’ensemble de ces traits sont mis bout à bout, la ressemblance avec les tableaux cliniques que nous nommons borderline se précise peu à peu. Répétons-le encore une fois : la méthode de mise en miroir que nous proposons n’efface nullement la différence entre le normal et le pathologique. Ces difficultés inédites, que génère la nouvelle articulation de l’individuel et du collectif qui prévaut depuis trente ou quarante ans ne produisent pas, loin de là, que des pathologies et des souffrances psychiques. Même s’il faut bien le reconnaître, les enquêtes épidémiologiques dont nous disposons indiquent une lente mais inexorable montée en puissance du mal-être, indépendamment d’une sensibilité accrue à ce mal-être psychique qui est par ailleurs, c’est vrai, très largement devenu le code obligé et le langage commun aptes à donner un visage à la finitude humaine.
En tout état de cause, il me semble difficile de lire le texte qui sert de quatrième de couverture au livre déjà évoqué de Bernard Granger et Daria Klaric sans y reconnaître fut-ce un minimum les traits de personnalité propres au contemporain : « Une personnalité borderline, c’est quelqu’un qui est d’humeur changeante, qui a des émotions intenses et excessives, une altération de la perception et du raisonnement. Elle peut éprouver un sentiment d’abandon, de persécution, voire de vide, s’automutiler, et même attenter à sa vie ». On peut assez aisément y déchiffrer les trois noyaux de troubles susceptibles d’affecter cet individu « déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout » : des troubles de l’identité, des troubles du rapport à l’autre, des troubles de l’agir.
Comme le rappelait Bernard Fourez lors du séminaire de Lausanne, si les analyses qui précèdent ont une certaine pertinence, elles impliquent une inflexion majeure en matière d’orientations thérapeutiques. Née à la fin du 19ème siècle, la psychothérapie s’est toujours inscrite et s’est toujours comprise elle-même comme partie prenante de la vaste entreprise d’émancipation des individus à l’intérieur de laquelle elle s’inscrivait. Mais c’est un autre monde et d’autres abîmes qui s’ouvrent sous nos pas quand s’achève la phase de transition qui nous a fait passer en cinq siècles de l’hétéronomie à l’autonomie. Peut-être les thérapeutes d’aujourd’hui et de demain devraient-ils dès maintenant contribuer à leur manière à cette nouvelle tâche : faire redécouvrir à l’individu ces dimensions de l’impersonnel, du public, du commun, du général dont le naufrage programmé ne peut qu’anticiper le sien.
Reste alors, et c’est là un troisième chantier, la question de la signification à donner à ces nouvelles pathologies lorsqu’on prend en compte non pas cette chimère qu’est l’individu pur mais l’articulation de l’individuel et du collectif. C’est la question épineuse par excellence, elle suppose une certaine forme de pari mais pas un pari aveugle : un pari éclairé par certaines données disponibles au présent. Le mien est que leur élucidation passe par cette refondation de la psychiatrie.
Un détour par l’histoire longue est seul à même de nous faire entrevoir que nous sommes entrés là dans une nouvelle étape de l’histoire de la folie : je propose que nous l’appelions la découverte de la folie normale ou, pour le dire encore autrement, la découverte de la folie comme constitutive de l’humain, comme partie prenante de la subjectivité humaine.
Il y va en réalité à travers cette incorporation de la folie dans l’humain d’une véritable révolution de notre idée de l’homme née il y a deux siècles et appelée à se poursuivre au-delà sans doute de tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui. Dans cette perspective de folie « normale », les psychoses représentent seulement des expressions pathologiques situées aux deux extrémités d’un spectre mais semblables dans leur teneur même aux manifestations qu’elles prennent chez chacun d’entre nous. C’est la structuration et l’organisation même de l’expérience normale qui repose sur ce que renferme de folie virtuelle la moindre de nos activités mentales. J’en donne deux exemples.
Notre perception normale du monde suppose que nous sommes pris en permanence entre une absence au monde dont nous nous extrayons : il est posé là devant moi, dans sa neutralité et son objectivité, c’est là ce qui nous permet de le considérer comme notre monde, un monde dans lequel je ne suis qu’un parmi d’autres. Mais en même temps, à l’opposé, pour percevoir le monde, il faut en quelque sorte nous percevoir nous-mêmes comme situés au centre du monde, comme l’instance subjective par laquelle et pour laquelle seulement le monde prend une signification. Ce sont précisément ces dispositions inhérentes à notre fonctionnement subjectif normal qui sont à l’œuvre dans les psychoses schizophréniques et paranoïaques.
Autre exemple qui concerne directement la question de la dépression. Nous voyons bien qu’en tant que sujets, nous sommes tout sauf un donné, une chose définissable une fois pour toute. Non seulement nous sommes quotidiennement traversés voire submergés par un flux chaotique d’images, d’idées, d’émotions mais de plus, nous sommes en permanence confrontés à la question de notre être, nous oscillons sans cesse entre être-tout et être-rien, entre euphorie et angoisse, entre exaltation et dépression. Bref, nous sommes tous schizos, paranos, maniaques et dépressifs.
Toute la question, me semble-t-il, est de faire de cette réalité un véritable objet clinique, j’entends par là un objet relevant d’une clinique de l’anthropologie basée sur le croisement de différents regards, réservant cependant à la clinique psychiatrique une place centrale. Nous avons en quelque sorte à rattraper par la pensée ce que notre culture a bel et bien enregistré dans son fonctionnement quotidien. Pensons seulement à l’omniprésence des catégories psychiatriques dans la culture quotidienne de nos contemporains et plus particulièrement des plus jeunes d’entre nous : « il est déprimé », « c’est un parano », « il est un peu schizo », « un peu psycho le type », « non mais, j’hallucine », « tu délires complètement ». Pensons, dans un autre registre, à la quantité de films et de séries qui mettent en scène la folie ordinaire et extraordinaire.
La question que l’on peut se poser à ce stade de la réflexion, c’est : pourquoi seulement deux siècles ? Et pourquoi 1800 ? L’humanité existe depuis au moins 100000 ans. L’humanité ancienne était-elle constitutivement différente de la nôtre ? Je ne le pense pas. Mais elle existait dans un autre cadre métaphysique que le nôtre, ce que désigne précisément le mot de religion ou celui d’hétéronomie. L’humanité ancienne n’entrait en rapport avec elle-même que via le détour d’un dehors de l’humain, que ce dehors prenne la figure des ancêtres, de la nature, du cosmos, des dieux. Et c’est dans ce vaste réservoir de l’invisible qu’elle puisait les ressources lui permettant de conjurer sa folie constitutive. C’est la culture, de part en part sous la dépendance de cet autre monde, qui lui assurait la circulation entre ces polarités folles en l’empêchant de s’enfermer dans un de ces pôles antagonistes.
En d’autres mots, les cultures traditionnelles présentaient sur le mode de la réponse ce que notre culture ne peut plus envisager que sur le mode du problème et de la question. Pourquoi est-ce sur moi, et sur moi seul, que ce malheur s’est abattu ? Cela n’arrive qu’à moi… Eh bien, dans le monde ancien, la paranoïa victimaire dont notre monde est aujourd’hui le théâtre était promptement conjurée. L’épreuve privée, inassimilable et littéralement privée de sens dans l’ordre privé, était d’emblée réinscrite dans l’ordre d’une épreuve universelle : cela m’arrive à moi parce que les ancêtres qui ont tout décidé à l’origine l’ont voulu ainsi, parce que l’esprit d’un mort que l’on n’était pas parvenu à écarter est revenu hanter son ancienne demeure, parce que c’est la volonté de Dieu, … Je souligne le point. Ce n’est pas la nature même de l’expérience qui diffère, c’est la possibilité de la resituer dans l’ordre de l’universel, de l’objectif, de l’impersonnel. Ce qui est pathogène, c’est le sentiment de l’incommensurable où se voit acculer l’individu hypermoderne face à de semblables épreuves.
Dans le même ordre d’idées, comment ne pas faire remarquer le rôle conjuratoire qu’exerce la scansion collective ritualisée du temps par rapport aux états maniaques et mélancoliques. C’est une idée souvent développée par Durkheim dans ses travaux sur la religion. J’en cite un court extrait : « En résumé, les deux pôles de la vie religieuse correspondent aux deux états opposés par lesquels passe toute vie sociale. Il y a entre le sacré faste et le sacré néfaste le même contraste qu’entre les états d’euphorie et de dysphorie collective (…). Les sentiments mis en commun varient de l’extrême abattement à l’extrême allégresse, de l’irritation douloureuse à l’enthousiasme extatique mais, dans tous les cas, il y a communion des consciences et réconfort mutuel par suite de cette communion ». Réconfort mutuel : on ne peut mieux définir, je pense, le rôle thérapeutique, préventif et je le répète conjuratoire des cultures traditionnelles.
Il revient à Gladys Swain d’avoir dès 1974 dans sa thèse de doctorat « Le sujet de la folie » reconstitué minutieusement l’événement inaugural de cette révolution dans l’idée de l’homme. La naissance de la psychiatrie ne procède pas comme l’avait écrit Michel Foucault dans sa magistrale « Histoire de la folie à l’âge classique » d’un geste d’exclusion de la folie accompagnant la montée en puissance de la raison. Foucault s’est contenté d’une lecture superficielle des traités fondateurs de Pinel et de son disciple Esquirol et a ainsi magnifiquement raté la découverte à partir de laquelle va se transformer de part en part notre image du fou. Elle procède de l’observation de ce que l’on appelait alors des « folies avec conscience » ou des « manies intermittentes ». Le ressort de la découverte est celui-ci : si tels patients sont atteints de manie pendant un mois et redeviennent normaux tout le reste de l’année, où donc était passée la raison pendant ces semaines de fureur ? On voit le rôle que joue la laïcisation dans l’affaire. Elle jette un interdit sur le recours à une explication par l’invisible surnaturel qui aurait fait l’affaire jusque-là : c’est un démon ou le Démon qui s’est emparé de son âme. Le fou n’a donc pas perdu la raison, elle s’est peut-être éclipsée mais elle n’a pas pour autant disparu. On est sorti là du registre ancien de la déraison pour entrer dans celui du clivage, de la division, de la contradiction dans la raison comme le formulera le plus grand philosophe de l’époque, Hegel, qui, très clairvoyant sur l’enjeu philosophique de l’événement, s’intéresse à cette affaire de très près.
Il faudra un siècle pour que ce nouveau schème arrive à maturité. Je ne peux retracer ici les étapes de ce parcours qui va de Pinel à Freud. Je vous renvoie au livre de Gladys Swain et plus particulièrement à la longue préface rédigée par Marcel Gauchet à l’occasion de la sortie de la seconde édition du livre en 1997, 4 ans après la mort de Gladys Swain. En un mot : si la dissociation, le clivage, la division, le conflit sont plus que jamais en 1900 au cœur de la compréhension de l’âme humaine qui se forge à partir de la pathologie, c’est le lieu même où se déroulent ces opérations qui a changé. Exit donc la raison des philosophes, le travail réflexif de l’âme sur elle-même s’effectue dans une ignorance foncière et structurelle d’elle-même, en dehors de la conscience et de la volonté. Il opère, le mot ne nous a plus lâchés depuis lors, dans l’inconscient. Un inconscient qui ne peut évidemment se concevoir autrement que situé à l’articulation de l’individuel et du collectif que le mouvement d’individualisation radicale de nos sociétés a totalement recouvert.
Sociologie et psychiatrie sont ainsi prédestinées à conclure une alliance solide et durable. Le livre inaugural de la sociologie, « Le suicide » d’Emile Durkheim (1897), peut se lire comme un essai relevant d’une clinique de l’anthropologie et reposant sur les mêmes bases épistémologiques que la psychiatrie. Le suicide est un acte extrême et en tant que tel peu susceptible de variations quantitatives importantes, exactement comme les psychoses. Mais les types de suicide observés et les variations, même légères, des taux de suicide, signalent des forces culturelles inconscientes, des « courants suicidogènes », à l’œuvre de manière diffuse dans une société donnée. Ils contribuent à éclairer puissamment ces courants sous peine d’en devenir les jouets.
De même la clinique psychiatrique, et la clinique des psychoses en particulier, est un point d’appui indispensable et peut-être le point d’appui principal pour reprendre sur de nouvelles bases le problème de l’articulation individuel-collectif. Car si la psychanalyse, comme théorie de la personne, et de l’accès à la personne, représente un apport crucial sur cette question, en montrant comment le fonctionnement individuel ne se conçoit qu’en société, elle ne rend pas compte du fonctionnement même des collectivités humaines, de leur consistance et de leur mode d’être propre. Celui-ci relève du politique, c’est-à-dire des structures par lesquelles s’exerce la réflexivité sociale qui met les sociétés humaines en rapport avec elles-mêmes.
Pour conclure, disons-le brutalement sous réserve de développements ultérieurs, il est totalement suicidaire et proprement aberrant d’écarter la question du politique de notre réflexion sur les pathologies mentales. Je repars de mon expérience personnelle. J’ai été enseignant pendant 25 ans et je sais de l’intérieur que la dépression des enseignants a surtout à voir avec la faillite actuelle des institutions éducatives, sur le plan symbolique bien sûr, je ne parle pas d’économie. Les sondages, disons sur « l’air du temps », réalisés en France ces dernières décennies invitent aux mêmes conclusions : les participants établissent clairement une différence entre leur situation personnelle qu’ils jugent généralement plutôt satisfaisante et la situation de l’être-ensemble, la France, qu’ils envisagent avec inquiétude et pessimisme. Comme s’ils voulaient dire : « moi » ça va mais « nous » ça ne va pas ! Ce sont des questions à propos desquelles ni les recherches sur le cerveau ni une psychogenèse de type freudien ou lacanien ne sont susceptibles de nous sortir du brouillard.
Si les psychoses sont ici privilégiées, c’est en tant qu’elles mettent en jeu directement, dans le fonctionnement de l’être-soi individuel, les principaux éléments du politique. Elles sont en quelque sorte les répondants psychologiques de l’être-ensemble politique. Elles mettent en pleine lumière ce qui est devenu pour nous le problème le plus mystérieux, l’énigme par excellence à tenter de percer : l’ancrage de la société au plus intime de notre être individuel. Comme Marcel Gauchet qui m’a mis sur cette voie, je pense que l’avenir est là. Il est dans le croisement à opérer entre l’entrée clinique par la psychose et l’entrée théorique par le politique.
Qu’est-ce qui pour l’essentiel constitue le politique ? Trois ingrédients primordiaux : le pouvoir, le conflit, la norme. Correctement définis -ils relèvent du lien politique, non de la relation entre individus- ces trois éléments circonscrivent les principales conditions de possibilité de l’être-ensemble. Ils sont d’ordre transcendantal. Ils représentent les trois dimensions irréductibles et spécifiques qui font que les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales, disposent d’elles-mêmes, se réfléchissent en acte et se gouvernent. A travers le pouvoir se manifeste l’extériorité d’un seul appelé à parler pour tous ; à travers le conflit, la mise en question de ce qui vaut pour tous ; à travers la norme, le devoir être qui s’impose identiquement à tous et crée ainsi un monde commun.
Or nous pouvons rapporter terme à terme chacune des psychoses à un des éléments du politique. Il n’y aurait pas de paranoïaques s’il n’y avait pas de pouvoir. Il n’y aurait pas de schizophrènes si nous vivions dans un univers sans conflit. Il n’y aurait pas de déprimés ni de maniaques si l’édification d’un monde commun ne supposait l’imposition d’une règle valable pour tous dont le mélancolique se croit le seul à supporter le poids tandis que le maniaque s’en croit le seul exempté. C’est une large gamme de faits psychologiques et de faits sociaux qui pourrait s’éclairer si nous voulions repartir de ce modèle de base, la clinique des psychoses servant en quelque sorte à étayer la théorie du politique comme la clinique psychanalytique permet d’étayer la théorie de l’individuation psychique (et, dans le même ordre d’idées, la clinique des aphasies la théorie de la médiation de Jean Gagnepain).
De plus, comme c’est le cas dans tous les domaines, seul un modèle théorique approprié nous permettrait d’éviter des erreurs de diagnostic. Que la dépression ait à voir avec la question de l’idéal, de la norme, et non du conflit -comme le suggère par exemple Alain Ehrenberg dans La fatigue d’être soi- cela me semble évident dans le cas par exemple des enseignants. Non seulement, ils doivent faire le deuil de l’idéal d’éducation qui est leur raison d’être principale mais il leur est impossible de se reconnaître dans les règles que leur imposent les instances éducatives officielles.
Si l’on veut par contre repérer les formes cliniques que prend le déclin du conflit, un fait mentionné à juste titre par Ehrenberg, c’est plutôt du côté de la schizophrénie qu’il faut aller les chercher. En préparant cet exposé, j’ai eu le sentiment d’enfin comprendre le phénomène massif que tous les professeurs d’université ont enregistré avec une profonde perplexité vers le début des années 1990. Les copies d’examen de leurs étudiants étaient bourrées de contradictions logiques. Ils n’hésitaient pas, à quelques lignes de distance, à affirmer une chose et son contraire, sans se soucier le moins du monde du caractère auto-contradictoire de leurs énoncés. Le remède paraissait simple : il faut d’urgence, nous disait-on, multiplier les cours de logique, appeler à la rescousse Aristote et ses syllogismes. Eh bien non, je pense qu’ils étaient tout simplement schizophrènes par dévalorisation radicale du conflit.
Est-il besoin enfin -je ne m’étends pas sur la question qui n’a jamais été véritablement élucidée- dans le pays qui a connu le climat délétère de l’affaire Dutroux de 1996 à 1999, de suggérer le lien qui relie la tonalité franchement paranoïaque de ces épisodes victimaires et complotistes avec le sentiment d’impuissance et d’absurdité où la « crise belge » plonge les citoyens ?
Toutes ces questions, vous le voyez bien, sont d’autant plus problématiques qu’elles font signe non vers une présence (par exemple, la présence d’un pouvoir menaçant, qu’il faudrait combattre et éradiquer, comme l’étaient les totalitarismes au 20ème siècle) mais vers une absence, et une absence de ce qui justement rend possible la présence : l’absence du politique. Permettez-moi donc de conclure en citant longuement le dernier ouvrage de Marcel Gauchet, l’auteur contemporain qui nous a certainement le plus marqué intellectuellement, Bernard Fourez et moi, mais aussi Jean-Pierre Lebrun qui va prendre ma place sur cette estrade :
« Enlevons la subordination au vouloir des ancêtres des dieux, la continuité obligée de la tradition, l’incorporation contrainte dans le groupe, il reste la mystérieuse participation à un domaine sur lequel il y a pouvoir, un pouvoir en lequel nous sommes pris et dont nous sommes en quelque façon les agents ; il reste la mystérieuse inscription dans une aventure humaine dont toutes les configurations et expressions nous concernent à quelque titre, comme nous en avertit l’émotion qui nous saisit devant le plus éloigné et le plus modeste de ses vestiges ; il reste la mystérieuse coappartenance qui nous solidarise avec des concitoyens dont nous ne savons rien. Vivante énigme, en un mot, de l’être-ensemble et de l’être-soi dans leur texture symbolique et leur articulation indéfectible, dont chaque société, chaque culture, chaque civilisation propose ses mises en forme spécifiques. Or, au sein de cette variété, la particularité de la mise en forme opérée par l’individualisation juridique, par l’objectivation technique, par la quantification marchande est de nous détourner de cette matrice primordiale, de nous en couper, de la refouler. Elle obscurcit l’articulation de l’être-soi et de l’être-ensemble en ne laissant de visible que la séparation individuelle. Elle enfouit la coappartenance sous une coexistence purement extrinsèque. Elle efface l’obligation mutuelle qui fait le fond du lien interhumain au profit de l’efficacité concurrentielle. Elle renvoie dans l’impensable le processus d’institution et de médiation symboliques autour duquel gravite l’existence collective. En quoi, nous donnant officiellement le pouvoir, elle instaure un régime de dépossession qui prête à cette puissance pratique une allure de théâtre d’ombres auquel l’essentiel échappe[5] ».
Jean-Marie Lacrosse
[1] Le sujet, à ne pas confondre avec ce que nous entendons aujourd’hui par sujet, c’est-à-dire le sujet psychologique. Le sujet est d’ordre « transcendantal » dira Kant. Un être invisible qui rend possible pour nous l’existence d’objets cognitifs, moraux, esthétiques, etc.
[2] Je reprends ici les principaux éléments d’une journée de formation donnée le 21 janvier 2013 par Bernard Fourez et moi-même au Centre d’Etude de la Famille du Département de psychiatrie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois de Lausanne et publiée dans la revue ProJ, n°5, mars-mai 2013, sous le titre « La personnalité contemporaine et l’état-limite : de curieuses similitudes ».
[3] Bernard Granger et Daria Klaric, Les borderlines, Odile Jacob, 2012, p.24
[4] Publié d’abord dans les n° 99 et 100 de la revue Le débat puis dans La démocratie contre elle-même, 2002, pp. 253-254
[5] Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde, p. 715.