Lire et écrire I. Polémiques autour des méthodes d’apprentissage

Article écrit par Bruno Sedran et publié dans Pro J, n°14,  juin-août 2015

Quels sont les enjeux de la lecture et de l’écriture à l’heure du monde numérique ? Cette question renvoie bien entendu à la dimension de l’apprentissage et ses difficultés mais aussi aux implications culturelles. Nous ne sommes pas nés avec le gêne de la lecture et cette invention a profondément changé le monde dans lequel nous vivons mais aussi la perception que nous en avons. Lorsque nous lisons le texte d’un auteur, nous faisons à la fois l’expérience de ce que nous partageons avec lui – en entrant dans sa pensée, et de notre singularité. On comprend, dès lors, l’importance de ce processus pour l’enfant : à travers la lecture, le rapport à soi et à l’autre prend toute sa signification.

Si dans le titre de cette première partie, nous utilisons le terme « polémique », du grec « polemos » signifiant guerre, c’est parce que la question de l’usage des méthodes d’apprentissage du français a été au fil du temps pris dans d’énormes conflits. De nombreux pédagogues se sont affrontés pour définir l’intérêt de l’une ou l’autre méthode. Les politiques sont entrés dans un jeu de promotion ou de réprobation. Les instituteurs se sont perdus dans les diverses conclusions. Aujourd’hui, les enseignants de l’enseignement secondaire, voire même de l’université, ne cessent de déplorer le faible niveau d’orthographe de leurs élèves. Les parents sont dans l’incompréhension et les enfants se retrouvent dans l’œil du cyclone.

Afin de rendre compte de la situation actuelle, il me semble important dans un premier temps d’élucider ce qui est en jeu dans les différentes méthodes d’apprentissage du français. Ensuite, je tenterai de présenter de manière succincte l’histoire de ces méthodes ainsi que les controverses idéologiques. Pour terminer sur la question de l’efficacité, je m’appuierai sur plusieurs recherches scientifiques mais aussi sur une réflexion concernant la signification du passage de l’oral à l’écrit.

La lecture et l’écriture ne se résumant pas à des questions d’ordre pédagogique, je poursuivrai dans la deuxième partie, ma réflexion sur la dimension culturelle. Dans celle-ci, je développerai l’histoire de l’invention de la lecture/écriture et ce que nous apprennent les neurosciences mais aussi la dyslexie.

Les différentes méthodes

Démarche phonologique

Avant d’être écrite la langue est parlée avec des mots qui sont tous construits à partir de l’articulation de différents phonèmes. Il existe en français 37 phonèmes, chaque phonème est une unité minimale de son, indécomposable et sans sens propre. Ce sont les phonèmes qui participent à la construction des mots qui sont porteurs de sens : /mur/ se décompose en trois phonèmes, /sortir/ en six mais ni /m/, ni /u/, ni /r/, ne se décomposent. Si on change un phonème et/ou la place qu’il occupe, le sens du mot change également : /mur/, /mer/, etc.

La démarche phonologique ou grapho-phonologique invite à partir de la discrimination explicite et bien intégrée des phonèmes et leur prononciation en sons de la langue, pour établir des correspondances avec leurs signes écrits associés, les graphies. Cette démarche part de la connaissance de l’oral et de sa décomposition vers la découverte des graphies.

Méthode syllabique

La méthode syllabique se caractérise par une approche de l’écrit à travers la découverte des lettres et de leurs combinaisons afin de déchiffrer la langue. On part du code écrit, les lettres composant des syllabes, pour faire des mots qu’on apprend à oraliser. On combine et l’on déchiffre.

La méthode syllabique s’appuie sur le postulat que l’identification d’un phonème par sa ou ses lettres n’est d’aucune utilité si cette lettre n’est pas synthétisée, combinée avec d’autres au niveau de la syllabe.

Méthode globale

La méthode globale est une démarche formalisée par Ovide Decroly au début du XXème siècle. On entend par méthode globale l’entrée dans l’écrit par l’immersion dans les textes. En réaction à la méthode syllabique, cette démarche se focalise sur le principe qu’il faut travailler le sens de l’écrit. Le terme global renvoie à la perception globale du sens du texte par approximations successives : peu importe de reconnaître tous les mots, il faut se faire une idée du sens général de ce qui est lu.

Vers les années 1970, une variante de la méthode globale va voir le jour : la méthode idéo-visuelle, née des travaux de l’Association française pour la lecture. Cette variante s’intéresse toujours au sens, considéré comme le moyen d’apprendre à lire. L’enfant est invité à rencontrer des textes, à y comparer des indices divers, à y apprendre des mots et à les reconnaître grâce à leur silhouette générale. L’aspect « global » est lié ici à la perception globale des mots et à la recherche de signes conduisant à émettre une hypothèse sur le sens du texte. Des activités systématiques de production d’écrits, de comparaison de textes et de mémorisation de mots doivent conduire l’enfant à travailler le sens.

L’argumentation de ces démarches se base sur une comparaison entre l’acquisition du langage oral qui s’opère de manière globale et l’apprentissage de la forme écrite. Si l’enfant n’a pas eu besoin d’apprendre le code pour parler et comprendre, si cette imprégnation directe dans le monde du langage a permis un développement spontané du langage oral pourquoi n’en serait-il pas de même avec la forme écrite ?

Méthode mixte

La méthode mixte naît dans les années 1980 et s’inspire à la fois de la méthode syllabique et de la méthode globale. Il existe deux types de variantes de cette méthode. La méthode mixte enchaînée qui fait se succéder un peu de globale en début d’année et ensuite de la syllabique, et la méthode mixte conjointe qui fait un peu des deux toute l’année.

Une autre terminologie

En vue de décrire les différents types d’enseignement de la lecture, on adopte depuis quelques années une nouvelle terminologie qui oppose deux méthodes très générales. Pour définir ces méthodes, on ne considère pas seulement l’unité de traitement de l’apprentissage (la lettre ou le texte) mais surtout la procédure en développement lors de l’apprentissage dont notamment, l’unité de départ vers l’unité d’arrivée.

– La méthode analytique : Elle organise l’apprentissage de la lecture-écriture en partant des grandes unités qui constituent l’écrit en utilisant l’observation des plus petites. On démarre du texte pour aller vers les phrases, les mots.

– La méthode synthétique : Elle ordonne l’apprentissage de la lecture en partant de l’étude des plus petites unités de la langue orale et écrite pour aller vers les plus grandes par combinaisons successives. On démarre des correspondances phonèmes/graphèmes pour aller vers les mots, les phrases et les textes.

Histoire et débats

C’est dans les années 1850 qu’apparaît en France une pédagogie de la lecture basée sur les méthodes simultanées d’écriture et de lecture (le b.a.-ba) et non plus sur le procédé de l’épellation. Cette méthode censée apporter la lecture et l’écriture à toute la population recouvrira par la suite le nom de méthode syllabique. Cette nouvelle méthode s’inscrit dans une transformation sociale du métier d’enseignant : le maître d’école devient l’instituteur primaire. L’orthographe et le calcul sont alors vus comme l’objectif essentiel de l’école primaire en référence au système légal des poids et mesures. On découvre les joies de la dictée, de la conjugaison et de la grammaire. Les années suivantes seront décisives car déjà la question du sens des apprentissages se pose : l’enseignement doit-il se réduire à la mémorisation de règles et de formes graphiques ? Ne serait-il pas plus important que l’élève comprenne ce qu’il lit, qu’il apprenne à apprécier la littérature et qu’il rédige par lui-même ? C’est pourquoi dès 1879, les réformateurs vont s’attacher à mettre en place un équilibre entre ces apprentissages fondamentaux et les nouvelles disciplines (morale laïque, instruction civique, dessin, chant, travail manuel,…). C’est également à cette époque que Jules Ferry nomme à la Direction de l’Instruction primaire, Ferdinand Buisson qui transformera les contenus disciplinaires afin de minimiser l’emprise de l’orthographe. En 1880, Jules Ferry annoncera : « Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! […] Oui, vous avez compris qu’il faut réduire dans les programmes la part des matières qui y tiennent une part excessive ; vous avez compris qu’aux anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée à l’abus de la dictée il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant et plus substantiel […] C’est une bonne chose, assurément, et même une chose essentielle, pour les maîtres-adjoints, que d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir éminemment français : quon soit mis au courant des règles fondamentales ; mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois » (Jules Ferry, discours au Congrès pédagogique, 2 avril 1880.)

Dès 1930, un enseignement de la lecture étalé sur les six années de l’école obligatoire voit le jour. Cet enseignement va du simple déchiffrage à la lecture expressive qui atteste de la  compréhension du sens du texte. La question de l’égalité dans le système scolaire fait son apparition et on assiste à une première dénonciation de la barrière qui sépare l’enseignement primaire du secondaire comme phénomène d’injustice sociale car seulement la moitié des élèves passent d’un enseignement à l’autre.

C’est également à cette période que la psychologie génétique de Wallon et Piaget commence à marquer les esprits à travers la description de l’existence de stades de développement, du rôle de l’action, du jeu et du langage dans la construction de l’intelligence. Ainsi, Freinet découvre qu’un enfant peut écrire avant de savoir lire. Il publie l’observation qu’il fait de sa fille de six ans écrivant des mots qu’elle ne peut relire sans aide. À sept ans, elle lit par mots entiers et sans avoir appris par syllabation. Ces découvertes et ces nouvelles sciences de l’enfant vont inspirer de plus en plus d’injonctions ministérielles. Afin de lutter contre l’analphabétisme, l’enseignement officiel va mettre en avant des méthodes actives basées sur les centres d’intérêt des enfants encourageant à agir et à parler autant qu’à copier et réciter. Quelques méthodes de lecture globale vont dès lors faire leur apparition en vue d’apporter la démocratisation de la lecture et de l’écriture.

Dans l’après-guerre et en pleine massification de l’accès à l’enseignement, les méthodes mixtes rencontreront un franc succès. Les éditeurs de ces méthodes pensent avoir intégré les avantages de la méthode globale tout en gardant la sécurité d’une progression préétablie et de textes formatés pour travailler tel ou tel son. En 1950, ces méthodes donnent toute satisfaction mais la première génération du baby-boom arrive et les effectifs scolaires en primaire décollent. Cette masse d’étudiants progresse jusqu’au collège car la scolarisation obligatoire est portée à 16 ans. Malgré les pédagogies mise en place, on assiste à partir des années 1960 à une explosion des échecs en lecture. Ces échecs mettent en exergue un conflit entre le savoir lire des études secondaires et le savoir lire de l’école primaire, une querelle autour des méthodes ainsi qu’un nouveau trouble de l’apprentissage : la dyslexie.

Le plus surprenant est que cette querelle sur les méthodes d’apprentissage de la lecture ne semble pas se jouer au niveau scientifique mais prend toutes les apparences d’un conflit idéologique. Comme le montre Jean-Pierre Terrail (1), la querelle oppose une gauche éthique et pédagogique qui, dès les années 1960, a été associée aux réformes de l’enseignement du français, à une droite plutôt réactionnaire. Par exemple en France, la Commission Rouchette comprenant des inspecteurs généraux, des professeurs d’écoles normales, des maîtres d’application, et des représentants du Syndicat national des instituteurs, adopte en 1966 un Projet d’Instruction qui puise son inspiration à la fois du côté des préceptes pédagogiques de Célestin Freinet et de la grammaire structurale. Ce projet, soutenu par la gauche politique et syndicale, fera son apparition dans le programme des « Instructions officielles » en 1972 et 1985 ouvrant ainsi la porte au modernisme pédagogique et à l’entrée de la méthode globale. Ce projet d’instruction, cristallisant toutes les vertus des pédagogies nouvelles, était censé offrir la lecture à l’ensemble de la population française. Face à ce mouvement, on retrouve un ministre de l’enseignement d’un gouvernement, assez marqué à droite, présidé par Raymond Barre (UDF) qui désire pour des raisons d’ordre politique remettre au goût du jour les méthodes autoritaires de la IIIème République (1875-1940). La méthode syllabique apparaît sur le plan des procédures pédagogiques comme une forme possible de contrôle disciplinaire des élèves, une pédagogie de l’autorité.

Si cet affrontement tourne autour des questions de légitimité de la forme d’apprentissage du français, il comprend également une opposition éthique comme le décrit Jean-Pierre Terrail. En effet, apprendre à lire est une des étapes les plus importantes du parcours scolaire mais apprendre à lire c’est également la possibilité de s’insérer dans une société où la culture de l’écrit est dominante. L’idée que tout se joue dans les apprentissages premiers et la volonté de faire advenir, par l’enseignement, des individus émancipés, vont cristalliser le débat. En effet, les partisans des méthodes mixtes dans les années 1980, vont défendre les pédagogies nouvelles sur base d’une conception marquée par la valorisation d’une pédagogie de l’intelligence et de la liberté, face au dressage assuré par les pédagogies traditionnelles. Par exemple, dans leur appel lancé contre la méthode syllabique, trois mouvements cautionnant les pédagogies nouvelles (Association française pour la lecture, Groupe français d’éducation pour la lecture et Institut coopératif de l’école moderne) considèrent que : « […] cette méthode traditionnelle vise lassujettissement de la jeunesse, nous sommes bien dans la propagation dune idéologie politique écrasant tout espoir d’émancipation possible par l’éducation. », et ils complètent : « Des méthodes dapprentissage où lenfant est chercheur à celle où l’enfant est dressé, le choix idéologique est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui ôter le désir de questionner, de comprendre, de connaître, lui imposer une obéissance passive en lenfermant dabord dans des exercices répétitifs et mimétiques… Au-delà de l’apprentissage de la lecture, c’est bien la volonté d’agir sur les capacités réflexives et complexes de la compréhension du monde de toute une jeunesse ! » (2). Ces interpellations révèlent plus un conflit idéologique  qu’un débat  argumenté de manière scientifique autour de l’efficacité des méthodes.

La question de lefficacité

Qu’en est-il de l’efficacité des différentes méthodes d’apprentissage de la lecture ? Une étude américaine du National Reading Panel permet d’y voir plus clair. Cette étude, menée en 1998-1999 et basée sur trente-huit enquêtes, conclut qu’un enseignement phonique systématique est plus efficace qu’un enseignement non phonique ; qu’il est plus efficace si on le démarre tôt ; et qu’il est plus efficace tant du point de vue du déchiffrage que de la compréhension. Elle confirme également la moindre efficacité des approches purement globales, qui n’enseignent pas les correspondances entre les sons de la langue et les signes écrits. À propos des méthodes syllabiques et mixtes, l’étude associe une plus grande efficacité à un enseignement précoce et systématique du code.

Clermont Gautier dans son rapport de recherche « Interventions pédagogiques efficaces et réussite scolaire des élèves de milieux défavorisés » présente une autre étude : le projet « Follow Through ». Cette étude s’est déroulée entre 1967 et 1976, et s’est poursuivie jusqu’en 1995. Elle avait comme objectif de comparer et d’analyser différentes approches pédagogiques appliquées auprès d’élèves provenant de milieux socio-économiques défavorisés. Les neuf approches utilisées dans l’analyse se divisaient en deux grandes catégories : les approches centrées sur l’enseignement et les approches centrées sur l’élève. Les approches centrées sur l’enseignement étaient dénommées par l’appellation « modèles académiques » (Basic skills model) car elles étaient orientées vers un enseignement systématique des apprentissages de base. D’autre part, les approches centrées sur l’élève étaient regroupées sous l’appellation de « modèles cognitivistes » (Cognitive skills model) ou de « modèles affectifs » (Affective skills model). Les modèles cognitivistes avaient comme priorité le développement cognitif de l’élève à travers le respect de son niveau de maturation et le développement d’une démarche d’ « apprendre à apprendre ». D’un autre côté, les modèles affectifs s’orientaient vers le respect du rythme et des choix des élèves en termes d’apprentissages en vue d’un développement affectif optimal.

L’évaluation des élèves tentait de mesurer trois grandes dimensions de l’apprentissage réparties en trois types d’habilités : les habilités de base « basic skills » (lecture, écriture, mathématiques, vocabulaire), les habilités intellectuelles « cognitive skills » (raisonnement non verbal, résolution de problèmes) et les habilités affectives « affective skills » (estime de soi, image de soi).

Les données de la recherche montrent que les modèles académiques obtiennent des performances plus élevées dans les trois habilités que les modèles affectifs et cognitivistes. Autrement dit, les résultats des modèles d’enseignement centrés sur l’élève ont été plus faibles que ceux obtenus avec un enseignement plus traditionnel. De plus, la méthode d’enseignement la plus structurée et la plus orientée sur l’acquisition des matières de base a eu des effets très positifs sur les habilités affectives et cognitives contrairement aux méthodes centrées sur ces points.

De manière plus précise, l’étude belge de Jean-Marc Braibant et de François-Marie Gérard se penche sur l’apprentissage de la lecture à partir de trois méthodes :

–     la méthode gestuelle : une forme de la méthode synthétique.

–     la méthode fonctionnelle : une forme de la méthode globale, ou analytique.

–     les méthodes mixtes : qui combinent les principes et les pratiques des approches synthétiques et fonctionnelles.

Cette recherche amène les auteurs à conclure que le niveau d’acquisition en lecture dépend principalement de la méthode utilisée. En effet, « Les différences de résultats en fonction de la méthode de lecture sont très marquées. Tant en compréhension qu’en décodage, les enfants qui ont appris à lire à partir d’une méthode gestuelle en première primaire obtiennent en décembre de la deuxième année primaire des résultats supérieurs aux élèves qui ont appris à lire selon une méthode mixte. ». Ils ajoutent qu’« on est loin d’une situation dans laquelle le facteur social prédéterminerait les acquisitions en lecture. Les classes accueillant des enfants favorisés obtiennent effectivement de meilleurs résultats mais, à niveau de recrutement social comparable, il semble que la méthode et les pratiques de lecture créent des différences de rendement très importantes. […] À niveau de recrutement égal, une pédagogie axée sur la compréhension s’avère donc nettement moins efficace, tant pour les élèves favorisés que pour les élèves défavorisés. Plus les démarches d’enseignement mettent l’accent sur le sens, plus les résultats sont faibles. La situation des enfants favorisés ayant appris à lire à partir d’une pédagogie centrée (plutôt et essentiellement) sur la compréhension est à cet égard particulièrement alarmante compte tenu des potentialités de ce public. […] Une pédagogie de la lecture plutôt centrée sur le décodage semble plus égalitaire dans la mesure où elle limite l’hétérogénéité des performances en compréhension écrite. » (3)

De loral à l’écrit, le passage à labstraction

Nous venons de voir qu’il est possible de discriminer de manière scientifique les méthodes d’apprentissage de la lecture mais il est nécessaire également de comprendre ce qui se joue à travers cet apprentissage. Comme le rappelle Julien Gautier dans son article « Apprendre à « lire »: un point de vue vygotskien », si la forme orale et la forme écrite sont bien deux formes distinctes d’une seule et même langue, la première relève d’un développement spontané sous l’effet d’un milieu et la deuxième d’un apprentissage institué, dirigé et assisté.

Malgré que l’entrée dans le langage oral soit première chez l’enfant, l’apprentissage de la forme écrite ne se résume pas à une simple répétition. Il s’effectue par un travail en vue d’un approfondissement du code et de la compréhension de la logique de celui-ci, notamment à travers la grammaire. C’est ce double mouvement qui permettra de développer chez l’enfant un rapport réflexif à la langue. C’est précisément ce point que les pédagogies nouvelles ont voulu mettre en avant mais en insistant sur la dimension de l’intérêt de l’enfant, sa nature. Or, le psychologue russe Lev Vygotsky postule dans son livre Pensée et langage paru en 1934, que les apprentissages scolaires ne procèdent aucunement d’un développement spontané car  « l’enfant apprend à l’école non pas ce qu’il sait faire tout seul mais ce qu’il ne sait pas encore faire, ce qui lui est accessible en collaboration avec le maître et sous sa direction. Ce qui est capital dans l’apprentissage scolaire c’est justement que l’enfant apprend des choses nouvelles. C’est pourquoi la zone prochaine de développement, qui définit ce domaine des passages accessibles à l’enfant, est précisément l’élément le plus déterminant pour l’apprentissage et le développement » (4). Pour Vygotski, les outils de la culture jouent un rôle majeur dans l’apprentissage et c’est précisément cette dimension culturelle qui empêche de concevoir le développement de l’enfant comme un processus naturel en lien avec le milieu. L’apprentissage est du régime de l’artificiel et c’est sur ce point que Vygotsky prend ses distances avec la théorie piagetienne. Il précise à travers le concept d’« obuchenie », processus dapprentissage-enseignement (5), que l’apprentissage des fonctions psychique supérieures, dont l’écriture et la lecture, ne peut se faire que dans le cadre d’un enseignement et avec la médiation des adultes. En travaillant autour de la question du langage, Vygotsky démontre que l’acquisition de concepts scientifiques (en opposition aux concepts empiriques ou spontanés) se développe principalement à partir de l’activité d’abstraction, de regroupement et de mise en ordre. La caractéristique principale des concepts scientifiques est leur structure. L’enfant, en intériorisant cette dimension par la médiation de l’enseignement, développe sa pensée en mettant à sa disposition un ensemble d’opérations intellectuelles.

Pour en revenir au langage écrit, l’apprentissage de celui-ci fait référence à la logique qui structure le langage. C’est par l’apprentissage formel de la lecture et de l’écriture que l’enfant accède à une prise de conscience des structures et du fonctionnement du langage tant oral qu’écrit : « Le langage écrit est précisément l’algèbre du langage. Et de même que l’assimilation de l’algèbre n’est pas une répétition de l’étude de l’arithmétique mais représente un plan nouveau et supérieur du développement de la pensée mathématique abstraite, laquelle réorganise et élève à un niveau supérieur la pensée arithmétique qui s’est élaborée antérieurement, de même l’algèbre du langage – le langage écrit – permet à l’enfant daccéder au plan abstrait le plus élevé du langage, réorganisant par là même aussi le système psychique antérieur du langage oral. » (6)

Cela signifie que la décomposition des mots pour en saisir les plus petites unités de sens, à savoir le lien entre l’unité (le segment) et l’identité (la différence), ne sert pas seulement à déchiffrer mais bien à faire apparaître les structures qui sous-tendent le langage afin de pouvoir les expliciter, les objectiver et ouvrir à une réflexivité. L’opposition entre la primauté donnée au sens ou au décodage n’a dès lors plus lieu d’être car premièrement, l’apprentissage de la lecture n’est pas l’apprentissage d’une simple codification mais bien la reconnaissance de la médiation opérée entre le langage et la langue (7) ; deuxièmement, en apprenant le code par la démarche alphabétique, l’enfant opère une première analyse du langage oral en le mettant à distance. C’est à la fois par cette activité d’abstraction et le travail sur la différence et la segmentation, que l’enfant intériorise un système particulier de symboles et de signes mais aussi la dimension sémantique.

*

L’apprentissage de la lecture et de l’écriture représente une forme d’entrée dans le monde. C’est précisément pour cette raison qu’il est pris dans la tourmente au-delà de simples contestations techniques. Le défaut d’analyse des politiques et la récupération idéologique au nom du bien-être des élèves n’a fait que brouiller l’intelligence et la réflexion.

L’enseignement s’est généralisé et les parcours scolaires des élèves dépendent fortement des apprentissages élémentaires. Dans les faits, il convient de ne pas construire sur du sable, or le défaut d’intégration de bases sûres en français opère une forme d’enfermement des jeunes dans leur rapport à eux-mêmes et leur bloque l’accès au monde par la difficulté où ils se trouvent de ne pas en posséder les clés. En effet, ne pas maîtriser la langue, c’est ne pas pouvoir s’approprier le processus d’abstraction nécessaire à la compréhension. Au-delà du développement personnel, la maîtrise de la langue est toujours un des éléments qui permet de tirer le meilleur parti d’un parcours scolaire et de favoriser l’insertion future.

Bruno Sedran

 (1)       Terrail, J.P. (2007), La syllabique est-elle réactionnaire ? in Apprendre à lire  La querelle des méthodes, Paris, Gallimard.

(2)       ibid. p.27

(3)       Braibant, J.M., Gérard, F.M. (1996), Savoir lire : une question de méthodes ?, Bulletin de psychologie scolaire et dorientation, 1, p. 33.

(4)       Vygotski, L. (1934), Pensée et langage, La Dispute p. 356 cité par Gautier, (2011), Apprendre à « lire »: un point de vue vygotskien, Disponible en ligne http://skhole.fr/node/300

(5)       Blais M.C., Gauchet M., Ottavi D. (2014), Transmettre, apprendre, Paris, Stock.  p. 172

(6)       Vygotski, L. op. cit. p. 339

(7)       Sur la différence entre le langage et la langue, j’invite le lecteur à lire mon article intitulé « Réflexions sur l’enfant à haut potentiel » disponible en ligne : http://www.ceppecs.eu/?p=1435

 

Bibliographie

Blais M.C., Gauchet M., Ottavi D. (2014), Transmettre, apprendre, Paris, Stock.

Braibant, J.M., Gérard, F.M. (1996), Savoir lire : une question de méthodes ?, Bulletin de psychologie scolaire et dorientation, 1, pp. 7-45.

Chartier, A.M. (2005), L’enfant, l’école et la lecture – les enjeux d’un apprentissage, Le débat, 135, pp. 194-220.

Chervel André (1991), L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891). Mots, septembre, 28. Orthographe et société. pp. 35-55.

Chartier, A.M., Hébrard J. (2000), Discours sur la lecture 1880-2000, Paris, Fayard.

Clermont, G., et al. (2004), Interventions pédagogiques efficaces et réussite scolaire des élèves provenant de milieux défavorisés, Québec, Université Laval.

Gautier, J. (2011), Apprendre à « lire »: un point de vue vygotskien, Disponible en ligne http://skhole.fr/node/300

Germain, B. (2005), Le choix d’une méthode d’apprentissage de la lecture – Un débat, des querelles et des perspectives, Le débat, 135, pp. 188-193

Krick, G., Raichstadt, J., Terrail, J.P. (2007), Apprendre à lire  La querelle des méthodes, Paris, Gallimard.

National Institute of Child Health and Human Development (2000), Report of the National Reading Panel. Teaching children to read: an evidence-based assessment of the scientific research literature on reading and its implications for reading instruction: Reports of the subgroups, Washington, DC: U.S. Government Printing

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