Entretien avec Denis Maillard publié par ParisTech Review le 29 novembre 2014.
« Finalement, quelle sera la place du travail dans la vie des individus à l’avenir ?
Denis Maillard : On voit bien qu’on oscille entre une tentative, disons social-démocrate, de réinvention du travail dans l’entreprise autour de la qualité de vie, et une célébration libérale d’un monde post-salarial qui glorifie l’activité et l’entrepreneuriat de soi-même. Évidemment, les deux nourrissent l’espoir d’une société harmonieuse dans laquelle le travail quel qu’il soit épanouirait l’individu en le libérant de la nécessité. Pourtant, si l’on bascule dans une société où les individus rêvent de se libérer du travail, de se réinventer hors du travail, il faudra effectivement s’organiser pour leur laisser le plus de liberté possible. C’est alors le non-travail, le loisir ou l’activité non marchande qui deviendront des valeurs majeures. La conséquence sera une dévalorisation du travail qui deviendra ainsi une activité parmi d’autres et qui rendra, de fait, invisible, tout un pan du travail effectué dans cette même société comme les jobs précaires dont on vient de parler. En effet, l’émancipation des uns à travers leur travail se paiera nécessairement par une contrainte accrue pour d’autres. Pour que l’individu s’épanouisse au travail ou hors du travail, il faudra que d’autres personnes travaillent pour lui procurer les objets matériels ou culturels de son épanouissement.
Qu’on le veuille ou non, la société de l’activité, de l’autonomie individuelle ou du travail libéré sera plus que jamais une société de consommation et de travail invisible. On touche ici à l’un des paradoxes les plus secrets du processus d’individualisation : l’autonomie et l’épanouissement de l’individu dans et hors du travail se paient d’une double aliénation. L’une liée au besoin de consommer et l’autre liée à la nécessité de faire appel à un travail invisible, souvent pénible et précaire, nécessaire à cette consommation. Ce paradoxe des sociétés démocratiques ne va pas se défaire demain : le post-matérialisme, qui se lit dans l’autonomie des individus, libère totalement la figure du consommateur alors même que l’individu croit s’en affranchir en se libérant du travail. »
L’organisation du travail a connu depuis quarante ans des évolutions majeures, mais nous ne sommes qu’au début du chemin. Si elle veut perdurer sous sa forme actuelle et s’assurer de l’engagement de ses salariés, l’entreprise devra repartir de ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire des individus à la fois déliés et renouant sans cesse de nouveaux liens autour des projets successifs qu’elle leur proposera. C’est ce que rend possible l’arrivée massive du numérique : travailler à distance dans une sorte de nomadisme coopératif. La généralisation du travail en mode projet pourrait avoir pour conséquence l’avènement de « contrats de projet ». Jusqu’à ces dernières décennies, l’entreprise disposait d’une unité de lieu. L’entreprise de demain sera marquée par une unité de temps, celui d’un projet, d’un contrat, d’un marché, mais sans unité de lieu puisque les salariés pourront se trouver à des milliers de kilomètres de distance, dans des bureaux disjoints, ou chez eux en télétravail. Travailler, alors, ce n’est plus se retrouver avec d’autres dans un lieu construit pour cela, mais se mettre en réseau et organiser une sociabilité commune. L’idée même de l’entreprise y survivra-t-elle ?
Cet article est le cinquième d’une série dont la publication s’étalera sur plusieurs mois.
ParisTech Review – L’organisation du travail s’est beaucoup transformée au cours des dernières décennies. Comment pourrait-elle continuer à évoluer? Quelles sont les forces qui dicteront cette évolution?
Denis Maillard – Pour comprendre où l’on se dirige, il est nécessaire de rappeler d’où l’on vient. On peut schématiquement distinguer deux périodes historiques. La première s’étale jusqu’au début des années 70. Elle commence avec la révolution industrielle qui donne naissance au taylorisme. Jusque-là, les ouvriers étaient dépositaires de compétences et de savoir-faire acquis au fil du temps. Maîtres de leur travail, ils pouvaient changer fréquemment d’employeur, au gré de leurs envies et des rémunérations offertes. L’industrialisation et les principes du taylorisme ont fixé les ouvriers dans des grandes usines où était intégré l’ensemble des métiers servant à la production. Dès lors, ils remplissaient des tâches pensées et préparées par d’autres. Ce modèle a connu un grand succès, car il est efficace et les gains de productivité sont élevés. Il s’est accompagné de l’invention et de la propagation du salariat tel que nous le connaissons aujourd’hui. Par rapport à celui des ouvriers indépendants du XIXe siècle – les fameux « Sublimes » – le poids des ouvriers tayloriens dans le rapport de force avec les employeurs s’inverse car ils sont contraints d’accepter une organisation du travail relevant de la seule prérogative du patron.
À quel moment et comment sort-on du taylorisme?
Nous n’en sommes pas complètement sortis, et certains services par exemple sont organisés d’une façon purement taylorienne. Mais une deuxième période s’ouvre à la fin des années 1960. On peut la définir de différentes façons. Soit par l’évolution des travailleurs eux-mêmes : entrée massive des femmes sur le marché du travail, qualification croissante des salariés, arrivée de jeunes générations, les « baby-boomers », aux aspirations différentes. Soit par le contexte économique : fin des Trente Glorieuses et de la période de rattrapage économique en Europe, chocs pétroliers, fin du système de Bretton Woods et de la parité des changes, qui garantissait une certaine stabilité. Mais on peut aussi définir cette nouvelle période par une évolution interne au monde de l’entreprise : le taylorisme avait trouvé son plus grand développement dans les grandes « bureaucraties », dont un bon modèle était Ford ou General Motors. Or au fil des années 1970 ce modèle s’essouffle, concurrencé par la montée en puissance des constructeurs japonais comme Toyota. On découvre les avantages d’une meilleure implication des salariés, d’un appel à leur créativité, on individualise davantage les rémunérations, on aplatit et on simplifie les pyramides organisationnelles. Le lean management, inspiré duToyota Production System, est le modèle phare de cette nouvelle époque. Il atteste à la fois un fort souci d’économie (caractéristique des années ayant suivi le choc pétrolier, par rapport à la phase d’expansion qui avait précédé) et le souci de mettre à contribution les salariés, vus non plus comme de simples exécutants mais comme des contributeurs inventifs, capables d’éliminer les gaspillages qui réduisent l’efficacité et la performance d’une entreprise ou d’une unité de production.
Un auteur comme Peter Drucker est particulièrement représentatif de ce moment où l’organisation du travail est remise à plat et où l’on tente d’imaginer un nouveau management. En France, une figure emblématique est Antoine Riboud, patron de BSN (futur groupe Danone). En 1972, aux Assises du CNPF à Marseille, il évoque dans un discours qui fera date le projet d’une nouvelle organisation tenant mieux compte des aspirations des salariés. Cette évolution va se traduire petit à petit par l’individualisation du travail : le salaire au mérite et la flexibilité des horaires illustrent cette tendance. Un nouveau concept émerge, l’enrichissement des tâches. L’idée est bien de « casser la chaîne » et de sortir du taylorisme.
Parallèlement, le lean management et son idéal de « maigreur » rencontrent la financiarisation croissante du monde industriel, qui pousse à démembrer les grands conglomérats au profit d’entreprises plus légères, aussi puissantes mais plus réactives, entourées d’un tissu de sous-traitants.
Et cette tendance lourde débouche sur l’organisation actuelle?
Oui, avec des implications fortes dans la société au sens large. Dans les pays développés, la phase précédente avait été un moment d’harmonisation des conditions sociales, avec la constitution d’une vaste classe moyenne salariée, à laquelle les classes populaires se rattachaient d’autant plus facilement qu’elles pouvaient espérer y accéder. À partir des années 1970, et d’une façon différente en fonction des pays, on assiste au développement d’une société à deux vitesses. Le monde du salariat protégé se rétracte, et sur ses marges se développe une nébuleuse de travailleurs souvent moins qualifiés, dont la situation est plus précaire. Dans certaines industries, comme l’automobile, les modes d’organisation reposent de plus en plus sur la disponibilité des intérimaires.
Un concept commande : la flexibilité. Il faut pouvoir être réactif aux demandes des clients et des donneurs d’ordre. Mais aussi, à l’intérieur des entreprises où la notion de « client interne » apparaît. Intensification du travail et pression sur chaque individu sont devenues la règle dans un monde où l’initiative personnelle et la responsabilisation des salariés sont de mise. 80% des salariés européens estiment qu’ils doivent résoudre par eux-mêmes des problèmes imprévus. Dès lors, le salarié doit s’adapter, faire appel à des ressources comportementales et manager « en mode projet ». Le tout avec des équipes qui se reconfigurent en permanence.
Point positif : cette évolution apporte davantage de liberté et de créativité aux salariés. Revers de la médaille, dans certains cas, la vie en commun au travail est plus difficile qu’avant. Des phénomènes comme le harcèlement, le burn-out et le suicide ont fait leur apparition. Et la révolution numérique achève le bouleversement à l’œuvre.
Cela signifie-t-il que l’on arrive aujourd’hui au bout de cette logique d’hyperflexibilité ?
Absolument pas, bien au contraire. Car cette logique économique est en réalité le fruit d’un processus d’individualisation, propre à la société démocratique, qui s’est radicalisé depuis les années 80. Ainsi, aujourd’hui, les salariés expriment une exigence de reconnaissance liée non plus seulement à ce qu’ils font mais à ce qu’ils sont. Ce qui place le management devant une difficulté. Donner un salaire ou un statut n’est plus suffisant. D’autant qu’avec les coupes budgétaires d’une part et l’écrasement des hiérarchies d’autre part, répondre à cette demande devient de plus en plus difficile. Un exemple parmi d’autres de ce besoin de reconnaissance : l’irruption dans l’entreprise de revendications à caractère religieux, que cela porte sur les horaires, l’alimentation ou les vêtements. Loin d’être réactionnaire ou obscurantiste cette demande est une façon d’affirmer son identité d’individu. Demain, si elle ne veut pas disparaître, l’entreprise va devoir donc intégrer les attentes individuelles de ses salariés. C’est avec cet impératif que l’organisation du travail va se réinventer.
Pouvez-vous nous décrire les contours de ces nouveaux modes de relations au sein de l’entreprise?
Le premier changement impactera le management. Le principe d’autorité actuellement en vigueur devrait être rapidement battu en brèche. L’autorité devra, si l’on peut dire, être autorisée à exercer son pouvoir. Le manager ne sera plus celui qui contrôle, comme dans l’entreprise taylorienne, ou celui qui motive, comme aujourd’hui. Sa principale mission sera de mettre en réseau des individus en respectant leur singularité, leurs contraintes propres et leurs aspirations. Il devra donc, beaucoup plus qu’aujourd’hui, s’adapter aux individus tels qu’ils sont.
Il devra respecter l’équilibre vie professionnelle-vie privée souhaité par les salariés qui exigeront, en plus de leur travail salarié, de pouvoir simultanément développer un projet personnel, répondre à leurs propres clients ou s’occuper d’un parent dépendant. Dans un pays comme la France, qui dispose d’un bon système d’assurances sociales et dont la démographie est encore favorable, on estime en effet que d’ici 10 ans, 17% des salariés seront aussi des aidants familiaux ; ce chiffre sera bien supérieur dans d’autres pays, notamment ceux comme le Japon, l’Allemagne, l’Italie ou la Chine, dont la population vieillit plus vite. L’entreprise devra en tenir compte.
La question de la légitimité du manager et donc du partage du pouvoir et de la démocratie dans l’entreprise sera aussi posée. Rêvons un peu : dans une entreprise construite non plus comme une pyramide hiérarchique mais comme un réseau d’associés, elle pourrait pousser jusqu’à organiser un processus d’élection des managers, voire du patron. A minima, il y aura une évaluation du management par l’ensemble des salariés, comme le suggère déjà la généralisation du 360°. Ce sera le prix à payer pour s’assurer de l’engagement des salariés, leur permettre de travailler ensemble et… les garder !
Sera-t-il si difficile de motiver les salariés?
Plus que de motivation, je préfère parler d’engagement ou d’adhésion. En effet, jusqu’à l’orée des années 1980, l’individualité prenait sens à travers une adhésion et une inscription dans un collectif : nation, parti, église, syndicat, association, quartier et bien sûr entreprise : on était les Renault, les Lu, ou on était cheminot, postier etc. Le collectif, et par conséquent autrui, constituaient des vecteurs pour que l’individu puisse avoir accès à lui-même. L’individu contemporain – à commencer par vous et moi – est différent. Il est devenu un être de déliaison dont l’individualité n’est jamais aussi pleine que lorsqu’il se reprend et divorce d’avec ses appartenances, lorsqu’il clôt ses adhésions et met un terme à ses engagements. En échappant au collectif, il affirme une singularité et une personnalité qu’il espère voir reconnues. Après avoir été des alliés, le collectif et autrui représentent désormais des obstacles sur le chemin de lui-même. L’entreprise n’échappe pas à cette mutation et cela donne une autre signification à l’expression « travailler ensemble » ! Si elle veut perdurer sous sa forme actuelle et s’assurer de l’engagement de ses salariés, l’entreprise devra repartir de ce qu’ils sont réellement c’est-à-dire des individus à la fois déliés et renouant sans cesse de nouveaux liens autour des projets successifs qu’elle leur proposera. C’est ce que rend possible l’arrivée massive du numérique : travailler à distance dans une sorte de nomadisme coopératif. Évidemment, cela ne concerne ni toutes les structures, ni tous les métiers. Mais c’est une tendance de fond, qui devrait à terme concerner un nombre grandissant de travailleurs, bien au-delà des professionnels et managers globalisés et hautement qualifiés dont c’est le cas aujourd’hui.
La généralisation du travail en mode « projet » sera donc l’autre changement majeur : le contrat de travail sera avant tout un contrat de projet qui inclura la vision et la finalité de l’entreprise. La signature d’un tel contrat engagera les deux parties de façon très concrète et très forte. Je ne serai plus embauché à durée indéterminée par une entreprise qui doit m’assurer un travail, mais recruté pour un projet précis qui se déroulera dans un temps donné. Jusqu’à ces dernières décennies, l’entreprise disposait d’une unité de lieu mais pas forcément d’une unité du temps puisque la carrière pouvait s’y dérouler sur une vie entière. L’entreprise de demain sera précisément l’inverse : une unité de temps, celui d’un projet, d’un contrat, d’un marché, mais sans unité de lieu puisque les salariés embauchés pourront se trouver à des milliers de kilomètres de distance, dans des bureaux disjoints ou chez eux en télétravail etc. Cette dé-spatialisation du travail est la grande nouveauté. Travailler, ce n’est plus se retrouver avec d’autres dans un lieu construit pour cela, mais se mettre en réseau avec d’autres et organiser une sociabilité commune.
Dans ce scénario, quelles seront les exigences de ces salariés d’un nouveau genre?
Loin de se réduire aux quantités (rémunération, temps de travail, production matérielle, par exemple nombre de pièces) qui définissaient l’organisation du travail taylorienne et les revendications de ses travailleurs, elles pourraient se définir par la qualité. La réinvention de l’entreprise tournera autour de la qualité de vie au travail et la possibilité de faire un travail de qualité.
Pour l’heure, l’entreprise ne voit pas l’intérêt de se réformer de ce point de vue car elle parvient encore à trouver des salariés motivés capables de se tuer à la tâche. C’est pourquoi le changement viendra sans doute du système assurantiel. Ce sont les assureurs qui payent les dégâts du travail (absentéisme, accidents du travail, maladies professionnelles, burn-out…). Ils voient d’ores et déjà l’intérêt de faire bouger les lignes. Je pense aux mutuelles ou assurances complémentaires et aux institutions de prévoyance mais aussi à l’assurance chômage et aux assureurs privés, comme le montre l’exemple américain dans les années 1990 : le taux d’accidents du travail a chuté, en grande partie sous la pression – et avec la collaboration – des compagnies d’assurances.
Enfin, ceux qui auraient ou auront aussi intérêt à bouger, ce sont les syndicats. Ils vont être obligés de tenir compte de la nature de ces individus « autonomes reliés entre eux » et de repenser la forme de la solidarité qu’ils souhaitent se porter. On sort définitivement des logiques d’affiliation et de délégation de parole ou de représentation qui ont marqué les grandes organisations jusqu’à maintenant. L’individu se sent assez fort pour négocier avec son employeur ou son donneur d’ordre ; le syndicat n’est là que lorsque ça dérape, à l’image d’un prestataire de services. Bien entendu, cela peut se faire de l’intérieur de l’entreprise mais plus certainement de l’extérieur à la manière des premières bourses du travail qui ont donné naissance au syndicalisme : fournir un emploi, défendre des droits, assurer une couverture sociale, une sociabilité etc. Cela s’appellera-t-il encore syndicat ou Guilde des métiers ou encore association professionnelle ? À voir, mais la logique de défense du travailleur, elle, devrait perdurer.
Vous envisagez aussi un scenario plus radical, à savoir l’effacement complet de l’entreprise. Pouvez-vous nous le décrire?
Cette perspective se dessine déjà en filigrane aujourd’hui. Au cours de ces dernières années, les formes atypiques d’emploi comme le travail indépendant (hors salariat) ont crû de près de 10% en Europe. Cette évolution est en partie liée à la crise économique, mais elle s’inscrit aussi dans une tendance lourde rendue possible par l’évolution de la société démocratique. Cette re-marchandisation du travail sous la forme de la sous-traitance, de l’indépendance, de l’auto-entrepreneuriat, de l’activité libérale ou de l’intermittence fait fond sur un fantasme d’autosuffisance et d’indépendance qui traverse actuellement la société démocratique. Un désir relayé efficacement par l’imaginaire libéral et les nouvelles technologies.
Notre société imagine ainsi qu’au droit du travail, rééquilibrant l’inégalité entre travailleurs et employeurs, pourrait se substituer avantageusement une relation plus égalitaire fondée sur le droit commercial et la relation client-fournisseur. À la subordination hiérarchique du management se substituerait une subordination économique liée au marché. Le fait que cette « indépendance dépendante » (puisque ces personnes ne sont souvent liées qu’à un seul donneur d’ordre) se développe malgré les risques qu’elle comporte, suggère qu’elle correspond au désir profond des salariés de se ressaisir comme des individus libres et égaux à travers leur activité. Ils font la preuve par leur travail de leur capacité d’autonomie, d’initiative et de la possibilité de se dégager des restes de cette société hiérarchique, inégalitaire et par trop engageante que représente encore l’entreprise.
Cette tendance pourrait-elle l’emporter? Faut-il s’attendre à une disparition totale de l’entreprise?
Je dessine deux scénarios qui sont comme les deux horizons du travail. Dans la réalité, les choses seront sûrement entremêlées. Nous aurons à faire avec un travail « en miettes » pour reprendre l’expression de Georges Friedman dans les années 1950. Il s’effectuera simultanément dans une entreprise, à distance, chez soi ou dans un tiers-lieu ; en équipe, en réseau, seul, pour un ou plusieurs employeurs ou pour soi-même. Dans ce contexte, il n’y aura sans doute pas disparition totale de l’entreprise mais à tout le moins, une redéfinition de ses contours. Il sera plus difficile alors de définir la responsabilité sociale et juridique de cette entreprise particulièrement étendue et floue. Il faut imaginer des structures souples avec un entrelacement de salariés, de sous-traitants et de contributeurs occasionnels. Quoi qu’il en soit, dans l’un ou l’autre scénario, le schéma restera le même : travailler, c’est s’unir temporairement autour d’un projet à travers toutes les possibilités qu’offre les outils numériques. On voit aussi l’utopie que véhicule la révolution numérique : concevoir l’entreprise comme un réseau social au sein duquel les managers et les patrons seraient comparables à des community managers qui animeraient harmonieusement leurs collaborateurs. Pour les recruter, fini le CV ! Place à l’analyse de l’image que chacun donne de lui sur les réseaux sociaux ou des données disponibles en ligne sur chaque personne.
Mais cette utopie risque d’achopper rapidement sur la réalité. Si ce nomadisme technologique va devenir dominant, des formes traditionnelles de travail, sédentaires ou postés, perdureront. Mais elles seront encore plus qu’aujourd’hui dévalorisées et précarisées, car soumises à la même contrainte de flexibilité. Cette aspiration à la liberté et à la mobilité chez les individus contient un grand risque de précarité. Lorsqu’on évoque ces entreprises d’un nouveau type, on songe spontanément à des entreprises numériques recourant à des salariés créatifs, compétents et bien payés. Mais cela concerne aussi les industries de main d’œuvre qu’elles soient physiques ou numériques. Les contrats « zéro heure » qui existent aujourd’hui en Grande-Bretagne préfigurent ce monde de la flexibilité maximale, qui trouvera des formes variées. Reste à inventer la sécurité des personnes qui va avec.
Finalement, quelle sera la place du travail dans la vie des individus à l’avenir?
On voit bien qu’on oscille entre une tentative, disons social-démocrate, de réinvention du travail dans l’entreprise autour de la qualité de vie, et une célébration libérale d’un monde post-salarial qui glorifie l’activité et l’entrepreneuriat de soi-même. Évidemment, les deux nourrissent l’espoir d’une société harmonieuse dans laquelle le travail quel qu’il soit épanouirait l’individu en le libérant de la nécessité. Pourtant, si l’on bascule dans une société où les individus rêvent de se libérer du travail, de se réinventer hors du travail, il faudra effectivement s’organiser pour leur laisser le plus de liberté possible. C’est alors le non-travail, le loisir ou l’activité non marchande qui deviendront des valeurs majeures. La conséquence sera une dévalorisation du travail qui deviendra ainsi une activité parmi d’autres et qui rendra, de fait, invisible, tout un pan du travail effectué dans cette même société comme les jobs précaires dont on vient de parler. En effet, l’émancipation des uns à travers leur travail se paiera nécessairement par une contrainte accrue pour d’autres. Pour que l’individu s’épanouisse au travail ou hors du travail, il faudra que d’autres personnes travaillent pour lui procurer les objets matériels ou culturels de son épanouissement.
Qu’on le veuille ou non, la société de l’activité, de l’autonomie individuelle ou du travail libéré sera plus que jamais une société de consommation et de travail invisible. On touche ici à l’un des paradoxes les plus secrets du processus d’individualisation : l’autonomie et l’épanouissement de l’individu dans et hors du travail se paient d’une double aliénation. L’une liée au besoin de consommer et l’autre liée à la nécessité de faire appel à un travail invisible, souvent pénible et précaire, nécessaire à cette consommation. Ce paradoxe des sociétés démocratiques ne va pas se défaire demain : le post-matérialisme, qui se lit dans l’autonomie des individus, libère totalement la figure du consommateur alors même que l’individu croit s’en affranchir en se libérant du travail.