Entretien avec Sébastien Dupont publié par le Cercle Psy le 10 décembre 2014.
Propos recueillis par Jean-François Marmion.
« Les écoles de psychanalyse ne sont pas toutes très démocratiques : certaines s’apparentent plutôt à des « cours » constituées autour d’un chef charismatique, souvent assez âgé, qui monopolise la parole. Ces chefs ne laissent pas toujours de place aux « jeunes » de trente ou quarante ans. Surtout, ils ne sont plus en contact avec les réalités cliniques. La plupart ne voient plus de patients depuis longtemps, mais ne suivent que des psychanalystes en formation. Donc, ces quelques figures qui ont voix au chapitre dans les médias ne sont pas en mesure de représenter le mouvement psychanalytique général, qu’ils connaissent mal ! Ils ont ainsi tendance à s’enfoncer avec leurs contradicteurs dans de faux débats : pendant combien de temps Freud a-t-il pris de la cocaïne ? A-t-il trompé sa femme avec sa belle-sœur ? Quels étaient les honoraires de Lacan ? Ils pensent que c’est de ça qu’il faut parler, pourtant tout cela ne fait que laisser de côté les vraies questions institutionnelles, théoriques, éthiques. En outre, du temps de Freud, les premiers chefs de file de la psychanalyse avaient une trentaine ou une quarantaine d’années (cf. Ferenczi ou Jung). Freud donnait la parole aux jeunes, provoquant leur émulation. Le vieillissement des psychanalystes français influents n’est pas un problème en soi, cependant, en toute fin de carrière, même si on peut avoir encore un esprit extrêmement dynamique, on est parfois moins prêt à se remettre en question… C’est ainsi que beaucoup de psychanalystes ont choqué par leur conservatisme sur des questions de mœurs, dans les débats sur le pacs ou le mariage pour tous, par exemple. La psychanalyse était pourtant, historiquement, très progressiste. » (Sébastien Dupont)
Et si les pires ennemis de la psychanalyse étaient… les psychanalystes ? Du moins, ceux qui la discréditent en prétendant la défendre, tout en se coupant du grand public et en alimentant des rivalités internes fratricides ? Telle est la thèse de Sébastien Dupont, maître de conférence en psychologie à l’université de Strasbourg et auteur de L’autodestruction du mouvement psychanalytique(Gallimard, 2014).
Pour éviter toute ambiguïté, commençons par préciser, comme vous le faites vous-même au début du livre, que vous êtes favorable à la psychanalyse.
Tout à fait : j’ai une formation psychanalytique, ma thèse est d’orientation psychanalytique, ma pratique de psychologue est inspirée par la psychanalyse. Pourtant, assez régulièrement, quand j’ai l’occasion de faire part de mes analyses de l’évolution du mouvement psychanalytique, des psychanalystes me cataloguent comme un adversaire : « Mais alors, vous êtes un nouveau Michel Onfray ? Vous faites le jeu de nos ennemis ! Vous réglez des comptes personnels sans le savoir, c’est transférentiel… » Dès que l’on émet une critique, on tombe sous le joug d’une sorte de chantage à l’antifreudisme. Certains, y compris des amis psychanalystes abondant plutôt dans mon sens, ont voulu me dissuader de publier mon livre. On ne peut plus dire grand-chose dans les milieux psychanalytiques… La psychanalyse serait-elle devenue en sucre, comme une petite enfant fragile et capricieuse ?
Vous écrivez que la psychanalyse a toujours été attaquée, mais pas de la même façon qu’aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé ? Que lui reproche-t-on qu’on ne lui reprochait pas autrefois ?
On s’autorise à lui reprocher davantage de choses, parce qu’elle a perdu de son autorité, de son aura. Dans une période de démocratisation des psychothérapies où les associations de malades et de familles de patients s’autorisent de nombreuses critiques, on la pousse dans ses retranchements. Or, nombre de psychanalystes n’ont pas réalisé qu’ils n’occupaient plus une position indiscutée. Certains continuent de balayer les critiques d’un revers de main (« Vous n’avez rien compris, la psychanalyse c’est autre chose… ») et s’enferment dans une posture identitaire : « Si la société ne nous comprend pas, c’est la faute au néolibéralisme, c’est la dégénérescence de la subjectivité, de l’humain, mais nous, nous sommes le dernier bastion du Sujet… » Ce faisant, certains coupent les ponts entre la communauté psychanalytique et le grand public, que Freud, qui avait conscience des enjeux de communication, avait toujours voulu maintenir avec ses conférences pédagogiques ou la création de l’Association psychanalytique internationale. Au fond, le mouvement psychanalytique intéresse moins. Il ne nous éclaire plus sur nous-mêmes comme savaient le faire Freud ou Dolto.
Selon vous, la psychanalyse française souffrirait moins d’être attaquée que de mal se défendre et pire, de se saborder ! Vous pensez que Michel Onfray et consorts accélèrent son affaiblissement, en tout cas l’accompagnent, mais ne le génèrent pas ?
Ma thèse est que le mouvement psychanalytique souffre essentiellement de problèmes internes, qui l’empêchent de supporter les attaques externes. D’abord, il est morcelé en une multitude de courants (freudiens, lacaniens…), de sous-écoles, de sous-chapelles, de sous-chefs de file. Elle a perdu sa cohérence institutionnelle, et surtout sa cohérence théorique. Chaque sous-école crée ses propres théories, ses propres revues, ses propres collections d’édition, refuse de lire les autres auteurs ou d’échanger avec d’autres disciplines, perdant ainsi son ouverture et sa créativité. Ensuite, la psychanalyse s’est éloignée de sa fonction première de psychothérapie. Il est vrai que pour Freud elle n’était pas qu’une thérapie, mais aussi une théorie et une méthode d’investigation du psychisme. Mais jusqu’au bout, il écrivait que la visée de la psychanalyse était l’« affaiblissement de la souffrance liée aux symptômes ». En perdant ce pilier, l’édifice s’écroule devant les yeux des patients mais aussi des psychanalystes, qui ne savent plus qui ils sont, ni ce qu’ils font. Que devient la psychanalyse dès lors qu’elle ne se pense plus comme une psychothérapie ? S’agit-il d’un mouvement philosophique, voire de développement personnel à peine plus sophistiqué que ceux qui font florès aujourd’hui, avec des concepts de plus en plus mous comme le « Sujet » devant retrouver l’adéquation avec son « Désir » ? En tant que praticiens, dès qu’on se préoccupe de symptômes et de souffrance, on est rapidement accusé par des psychanalystes d’avoir partie liée avec les TCC ou de ne pas reconnaître le Sujet.
Mais si, à vous en croire, la psychanalyse française ne se veut plus thérapeutique et apporte moins sur le plan théorique, que lui reste-t-il ?
Il lui reste potentiellement beaucoup de choses. C’est pour ça qu’il est dommage qu’elle suive cette conduite autodestructice. C’est un monument théorique impressionnant, bien qu’il puisse parfois apparaître comme une Tour de Babel cacophonique et contradictoire. Ses conceptions dynamiques du conflit psychique sont assez spécifiques. Aucune autre approche ne va aussi loin dans sa compréhension de la psychopathologie. Par ailleurs, le mouvement psychanalytique français a été si fort, a influencé tellement de professionnels dans de si nombreuses institutions, qu’il a inspiré une foison de dispositifs adaptés aux groupes, aux couples, aux familles, aux toxicomanes… Cette richesse est immense. Hélas, si le mouvement a un « corps musclé », il n’a pas de « tête », pas d’institution représentative, pas de fédération, pas de cohérence. Ceux qui figurent dans les médias comme représentants de la psychanalyse sont, la plupart du temps, très déconnectés des pratiques réelles et réduisent encore la psychanalyse à la cure d’adultes névrosés en centre-ville. Leur vision est souvent anachronique. La psychanalyse avait tout en main dans les années 1970-1980, mais a mal exploité son potentiel. Elle n’a pas su faire fructifier ses chances face à la concurrence des autres modèles, qui d’ailleurs est à mon avis une bonne chose pour sortir du complexe de supériorité. Au lieu de s’ouvrir, de montrer ses atouts mais aussi ses limites, son renfermement identitaire et son radicalisme grandissant deviennent autodestructeurs. D’ailleurs, certains psychanalystes influents, exerçant de grandes responsabilités, ne le cachent plus : « De toute façon, c’est la fin de la psychanalyse. On va disparaître d’une mort honorable… » Ils amènent le mouvement vers le précipice avec le cynisme de ceux qui sont arrivés en fin de carrière et veulent finir avec panache. Après eux, le déluge.
Certains psychanalystes trouveraient selon vous un intérêt aux polémiques, qui représenteraient une opportunité de se fédérer. La psychanalyse a-t-elle donc besoin d’ennemis pour exister ?
C’est une de mes thèses. Pendant les polémiques des dix dernières années (le rapport Inserm, la prise en charge de l’autisme, le Livre noir de la psychanalyse, Michel Onfray…), ce qui m’a le plus choqué, ce ne sont pas les attaques (elles ne sont pas toujours très intelligentes, mais on peut y répondre), mais les réactions des psychanalystes eux-mêmes. Leurs prises de parole ont causé beaucoup plus de tort que leurs adversaires. Les polémiques redonnent une voix aux psychanalystes dans l’espace public et leur permettent de revenir dans le débat d’idées, mais ils montrent alors leur affaiblissement et leur vulnérabilité interne. En croyant se défendre, ils aggravent la situation, comme dans des sables mouvants. Ils sont tellement divisés que l’apparition d’un ennemi permet une fédération temporaire, mais très superficielle, qui ne dure que le temps de l’agression. C’est une manière de retrouver une identité en se présentant comme une minorité opprimée (« Nous aussi nous sommes incompris, comme Freud et Lacan »).
Vous insistez sur le fait que les psychanalystes en titre sont une minorité par rapport aux thérapeutes d’inspiration psychanalytique. Cela signifie-t-il qu’ils confisquent la parole lors des débats ?
Tout à fait. On les estime à 6 000, en comptant ceux qui n’appartiennent à aucune école mais qui affichent le titre de psychanalyste, alors qu’il existe 40 000 psychologues cliniciens, pour la majorité d’orientation psychanalytique. Les écoles de psychanalyse ne sont pas toutes très démocratiques : certaines s’apparentent plutôt à des « cours » constituées autour d’un chef charismatique, souvent assez âgé, qui monopolise la parole. Ces chefs ne laissent pas toujours de place aux « jeunes » de trente ou quarante ans. Surtout, ils ne sont plus en contact avec les réalités cliniques. La plupart ne voient plus de patients depuis longtemps, mais ne suivent que des psychanalystes en formation. Donc, ces quelques figures qui ont voix au chapitre dans les médias ne sont pas en mesure de représenter le mouvement psychanalytique général, qu’ils connaissent mal ! Ils ont ainsi tendance à s’enfoncer avec leurs contradicteurs dans de faux débats : pendant combien de temps Freud a-t-il pris de la cocaïne ? A-t-il trompé sa femme avec sa belle-sœur ? Quels étaient les honoraires de Lacan ? Ils pensent que c’est de ça qu’il faut parler, pourtant tout cela ne fait que laisser de côté les vraies questions institutionnelles, théoriques, éthiques. En outre, du temps de Freud, les premiers chefs de file de la psychanalyse avaient une trentaine ou une quarantaine d’années (cf. Ferenczi ou Jung). Freud donnait la parole aux jeunes, provoquant leur émulation. Le vieillissement des psychanalystes français influents n’est pas un problème en soi, cependant, en toute fin de carrière, même si on peut avoir encore un esprit extrêmement dynamique, on est parfois moins prêt à se remettre en question… C’est ainsi que beaucoup de psychanalystes ont choqué par leur conservatisme sur des questions de mœurs, dans les débats sur le pacs ou le mariage pour tous, par exemple. La psychanalyse était pourtant, historiquement, très progressiste.
Vous estimez que la psychanalyse n’est pas seulement bouleversée par le vieillissement des analystes, mais aussi par leur féminisation. Pourquoi ?
Il est important de prendre en compte ces facteurs sociologiques. Très souvent, les psychanalystes, en évoquant l’évolution de leur mouvement, parlent dans l’absolu : « La psychanalyse a toujours été attaquée, ne vous inquiétez pas, ça passe… » Comme si le contexte ne comptait jamais. La situation est pourtant très différente entre quelques centaines de psychanalystes réunis dans une même association après-guerre, et aujourd’hui plusieurs milliers inscrits dans plus de vingt écoles qui s’entredéchirent. Pendant des décennies, les psychanalystes étaient plutôt des médecins, surtout des psychiatres, hommes. Puis Lacan a beaucoup contribué à l’expansion de la « psychanalyse laïque », exercée par des non-médecins : philosophes, psychologues, universitaires… Aujourd’hui, les psychologues sont majoritaires. Or, en France, leur profession n’est pas très valorisée et ils évoluent dans des strates sociales moins élevées. Comme le remarque Elisabeth Roudinesco, les psychanalystes tentent de s’arc-bouter à un ancien élitisme sociologique lié à la classe sociale des médecins. De plus, la psychanalyse est aujourd’hui beaucoup exercée par des femmes : leurs revenus et leur position sociale ne sont pas comparables à ceux des psychiatres hommes du temps de Lacan. Elles veulent ou doivent souvent exercer à temps partiel, et n’ont plus envie de consacrer toute leur vie à la psychanalyse, comme le faisaient les psychanalystes d’antan. Pour ces derniers, la psychanalyse était une sorte de sacerdoce. Elle emportait toute leur vie, que ce soit par la participation à des groupes de réflexion ou à des colloques, ou par l’écriture d’articles… Les jeunes praticiens, et singulièrement les femmes, ne se situent plus dans cette perspective militante et exclusive.
Vous regrettez que la psychanalyse ne soit plus un sacerdoce, mais votre livre en dénonce les dérives religieuses…
Je ne le regrette pas du tout, au contraire ! Le sacerdoce, à mon avis, était une confusion entre une profession, une méthode et l’identité des personnes. Quand on entrait dans une école de psychanalyse, c’était parfois toute son identité qui était transformée. On devenait psychanalyste 24 h sur 24 en quelque sorte. Le milieu tournait relativement en vase clos, dans un entre-soi, une espèce d’endogamie (le psychanalyste Serge Leclaire parlait d’inceste) : comme il fallait une analyse didactique pour devenir psychanalyste, on la suivait avec un analyste parfois côtoyé par ailleurs, et tout s’en trouvait mélangé, élèves, patients, amis, conjoints, amants… Ces groupes fusionnaient ainsi les sphères privées, intellectuelles et professionnelles. On était soit dedans, soit dehors, ce qui a durci l’enfermement en chapelles. Aujourd’hui encore il est difficile d’être accepté comme psychanalyste sans se plier au purisme et au sacerdoce, et sans vouer allégeance à une école. Beaucoup de praticiens d’orientation psychanalytique en font les frais. Si vous êtes aussi systémicien, psychiatre en institution ou engagé dans une recherche de l’Inserm, vous êtes souvent mis de côté. Votre position posera question.
Vous dressez un tableau très sombre de la psychanalyse française. Si elle s’autodétruit vraiment, le problème n’est-il pas insoluble ?
La situation est très grave. De plus en plus de psychanalystes en prennent la mesure. À mon avis, il est en tout cas trop tard pour sauver le paquebot tel qu’il fonctionnait. Ce qui va s’effacer, ce sont peut-être les psychanalystes en titre, survalorisés comme ils l’ont été par le passé. Ce ne sont pas eux qui font vivre la psychanalyse. Ce qui se passe de plus créatif et dynamique en France, ce n’est plus dans les écoles qu’on l’observe. La psychanalyse sera sans doute moins une profession organisée, ce que de toute façon elle n’est pas, qu’une orientation théorique et thérapeutique pratiquée essentiellement, et c’est paradoxal, par des non psychanalystes en titre (psychologues, psychiatres, psychothérapeutes…). Mais pour que ces pratiques puissent perdurer, encore faudra-t-il que les effets thérapeutiques ne soient pas disqualifiés par les psychanalystes eux-mêmes, et que l’image de la psychanalyse ne soit pas trop dégradée. Si on repart pour plusieurs années de psychanalystes médiatiques radicaux qui s’enferrent dans des polémiques stériles, ce sera difficile pour quiconque de se prévaloir de la psychanalyse, et les patients n’y accorderont plus de crédit. À mon avis, c’est là que se joue l’avenir de la psychanalyse. Entre la défense inconditionnelle et l’attaque vindicative, il y a une autre façon, médiane, de la voir, la dire et la penser.
Propos recueillis par Jean-François Marmion.