Article écrit par Martin Dekeyser et publié dans Pro J, n°11, septembre-novembre 2014.
Depuis une quarantaine d’années, les conditions de constitution de l’individualité concrète se sont transformées et ont produit un nouvel individu, une nouvelle humanité. C’est en Europe de l’ouest que nous sommes les plus engagés dans ce processus d’individualisation, y compris dans la mesure où nous sommes sortis, plus qu’ailleurs, de la tradition. Je voudrais me concentrer ici sur les conditions nouvelles de l’entrée dans la vie adulte, les effets qu’elles ont sur celle-ci et les difficultés inédites qu’elles produisent.
1. Une nouvelle conception de la vie
Individualisation et privatisation radicale de l’existence entière
Pour ce faire, il convient de s’interroger d’abord sur cette expression d’ « entrée dans la vie » car elle ne va plus de soi. On ne l’emploie plus guère ou ne voit plus très bien à quoi elle fait référence. Et pour cause. Dans quoi faudrait-il en définitive entrer puisque pour nous, l’existence entière est devenue à elle-même sa propre finalité ? S’identifiant à l’individualité, la vie débute dès la naissance (voire avant pour les partisans de l’haptonomie) et s’achève à la mort. Or il se fait que cette conception radicalement individualisée de l’existence est tout à fait inédite et récente dans l’histoire longue de l’humanité.
Jusqu’il y a peu, la finalité de la vie était extérieure à elle-même : elle consistait à prendre en charge la cohésion et la reproduction collective, tant au niveau biologique que culturel.
La phase inaugurale de l’existence avait pour fonction de préparer le nouveau venu à la relève générationnelle de ce rôle collectif, un rôle qui lui était confié au terme d’une initiation, c’est-à-dire d’une reconnaissance par l’ensemble de la société de sa capacité à le tenir. La maturité, l’état adulte comme la parentalité se définissaient sur le plan social (et non seulement biologique) en fonction de cette finalité collective qui leur conférait un statut, des droits et des prérogatives.
Sur ce plan, nous vivons depuis le début des années 1970 l’achèvement d’une révolution entamée depuis le 16ème siècle qui a vu progressivement l’Etat se substituer aux individus et aux liens de parenté dans le rôle de garantir l’unité et la perpétuation collective au moyen des liens politiques, juridiques et économiques, libérant ce faisant les individus de la responsabilité de les entretenir et par là-même de la finalité à laquelle leur existence restait subordonnée.
L’effacement de la contrainte de reproduction et de cohésion collective se traduit notamment par l’effacement de la maturité (ou de l’état adulte), non comme fait biologique mais comme fait social, dans la mesure où c’est cette contrainte qui la définissait en tant que statut. Personne n’a plus à être mûr au sens d’avoir à prendre en charge la reproduction et la cohésion collective. L’état adulte, tout comme la procréation ou la parentalité, ne confèrent plus aucun statut. Ils se sont privatisés. S’il y a encore sens à parler d’un âge adulte, c’est uniquement d’un point de vue individuel, afin de différencier les étapes qui ponctuent le devenir individuel (1).
Porté par une nouvelle vague d’individualisation, l’individu et ses aspirations sont venus occuper le vide créé par l’éclipse de ses anciennes finalités collectives. Les perspectives existentielles se sont individualisées et personnalisées.
Individualisation de l’existence donc, mais aussi privatisation. Notre existence individuelle s’est émancipée du regard de la collectivité. L’entrée dans la vie ne la concerne plus mais est censée relever de l’autodétermination de chaque être.
L’avancée en âge était socialement sanctionnée et ritualisée. Elle était encadrée par des événements qui avaient une fonction initiatique, une dimension cérémonielle et publique. Ils l’ont perdue. Certains, comme le service militaire, ont même disparu. L’initiation sexuelle, le premier amour, l’acquisition de la première moto/voiture ou d’un patrimoine, la cohabitation mariée ou non, l’enfantement, l’obtention d’un diplôme ou d’un premier emploi conservent de l’importance pour l’individu mais en tant que faits privés. Ce ne sont plus des marqueurs sociaux, des épreuves risquées et probantes qui signalent un changement de statut. L’idée d’un seuil à franchir, sanctionnant la sortie d’un âge pour l’entrée dans un autre, au sein d’un continuum irréversible ponctué d’étapes disparaît au profit de celle de transition et de trajectoires réversibles et discontinues. On n’entre plus dans un état stable et achevé ou dans un circuit tracé à l’avance.
L’approfondissement de l’orientation historique de nos existences
Outre l’effacement de la contrainte de perpétuation et de cohésion collective, il y a une autre raison à l’émancipation de nos existences de toute finalité extrinsèque : l’approfondissement de leur orientation historique.
Depuis la fin du 18ème siècle, l’orientation de nos existences bascule du passé et de la perpétuation de la tradition vers l’avenir et le changement.
D’où un nouveau regard et un nouveau statut conféré à ceux qui en sont l’incarnation par excellence : les enfants et les jeunes. Mais aussi une valorisation de l’éducation de ces acteurs du devenir. Il n’en reste pas moins que cette orientation historique reste prise, en dépit de l’accroissement de la différence des temps, dans la forme religieuse de leur unité. Ce qui se traduit par une conception d’un développement tendant vers un achèvement, une fin de l’histoire, une finalité claire et définie, un état adulte, une maturité, tant sur le plan individuel que collectif.
Depuis les années 1970, l’approfondissement de l’orientation historique de nos sociétés a liquidé ce qui persistait de cette empreinte religieuse, consacrant la fin de la fin de l’histoire. Disparition des utopies révolutionnaires, crise du progrès et de l’Etat-providence comme moyen de maîtrise collective et de projection dans l’avenir. Nos sociétés, en changement de plus en plus rapide, ne parviennent plus à se figurer leur avenir. Il en est de même pour ce qui concerne nos existences individuelles, dont la finalité est elle aussi devenue a priori indéfinissable en terme de contenu, en lien avec l’accroissement de la mobilité sociale qui libère les aspirations individuelles d’une détermination directe par l’origine, la génération précédente ou la tradition.
Il en résulte une nouvelle conception de la vie entière identifiée au mouvement, à l’ouverture aux possibles, à la révolution permanente, à l’invention ininterrompue, à l’inachèvement. Conception de la vie entière en regard de laquelle la stabilité, la fixité, l’achèvement, c’est la mort.
L’allongement de la vie
Cette individualisation et cette orientation historique de l’existence se traduisent sur le plan démographique par la garantie pour tous d’avoir une vie biologiquement complète, c’est-à-dire de vieillir, via la quasi-éradication de la mortalité infantile et maternelle et une forte réduction de la mortalité juvénile.
Rappelons-nous qu’au début du 19ème siècle, il y avait encore davantage de décès avant quinze ans qu’après soixante. Aujourd’hui, plus de 80 % des décès ont lieu après soixante ans, 50 % après quatre-vingts ans. L’expérience de la mort, de la maladie, de la souffrance, s’est déplacée désormais au-delà des quarante à cinquante premières années de vie. La majorité des décès sont concentrés aux derniers âges de la vie, plaçant la mort au centre de la vieillesse, dans le grand âge, au-delà de soixante-cinq ans. « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’ « ordre naturel » des départs (…) paraît à peu près respecté » (2). Ce phénomène de vieillissement des morts est récent et circonscrit à l’Europe et aux pays développés. Il démarre au début du 20ème siècle, grâce à la diffusion de la médecine pastorienne (asepsie, antibiotiques, microbiologie, immunologie), au développement des vaccins et de moyens efficaces de traitement des maladies. Quand nous pensons spontanément qu’il n’est pas naturel que des enfants disparaissent avant leurs parents, rappelons-nous que ce soit disant ordre naturel est au contraire le produit de l’artifice.
L’individualisation et l’orientation historique de l’existence se traduisent également, depuis les années 1970, par un allongement de la durée de la vie, c’est-à-dire un recul de l’âge de la mortalité via la chute de la mortalité aux âges élevés. Nous avons gagné en un siècle plus d’une trentaine d’années, soit une génération de vie en plus. L’essentiel de ce gain de vie est concentré après cinquante ans. Une nouvelle période de vie a émergé (« maturescence », seconde carrière, troisième âge). La vieillesse a changé de physionomie. Elle a rajeuni et s’est reportée à plus tard (quatrième âge, grand âge).
Ces changements démographiques sont irréductibles à des déterminations naturelles telles que la survie de l’espèce. S’ils résultent des progrès de l’hygiène et de l’essor de la médecine pastorienne, ils ne s’y réduisent pas. Ce qui les sous-tend, ce sont des aspirations qui ont plutôt à voir avec une dynamique psychologique et sociale. Ces changements démographiques sont le fruit de processus qui relèvent d’une volonté collective, d’un désir de promotion de l’individualité et de l’avenir, de respect croissant de la valeur de l’existence individuelle. Cette culture d’une humanité désirée, se consacrant prioritairement à son autodétermination et à sa prise en charge, est aussi une culture de l’homme rare. Moins d’individus, mais qui vivent mieux et plus longtemps, ce qui implique protection, entretien et formation. D’où réorientation en conséquence de l’activité collective, à commencer par l’économie, depuis le 19ème siècle et plus manifestement depuis la fin de la seconde guerre mondiale : substitution de la production de l’homme par l’homme (éducation, santé, loisirs) à la production de l’homme par la terre (agriculture), Etat social (dont sécurité sociale), etc.
2. Une nouvelle conception de la phase inaugurale de l’existence
Depuis la fin du 18ème siècle dans les classes supérieures, la fin du 19ème pour tous, la phase inaugurale de l’existence se définit comme une phase de préparation à l’existence en fonction du monde des adultes et du travail mais à part de celui-ci, au travers de la généralisation de l’obligation scolaire, le développement de l’enseignement secondaire et l’interdiction du travail des enfants.
Au contraire, dans les sociétés traditionnelles, les enfants, dès qu’ils sont en mesure de suivre leurs parents par leurs propres moyens, vivent mêlés aux adultes. Il en est de même des jeunes qui, malgré leur subordination, jouissent d’une intégration et d’une reconnaissance certaine (3).
Privilèges qu’ils perdent à la fin du 19ème siècle : on les déresponsabilise, on les infantilise, on les marginalise, on leur interdit désormais toute une série de comportements qui leur étaient autorisés (notamment sur le plan sexuel). Les jeunes acquièrent un nouveau statut, une nouvelle condition et deviennent des adolescents. Tout comme pour les enfants, cette nouvelle conception de la phase inaugurale de l’existence est liée au nouveau regard porté sur les jeunes en fonction de la promotion de l’individualité et d’un avenir autonome qu’ils incarnent par excellence. C’est pour cette raison qu’ils font l’objet d’un nouveau type d’investissement, d’une nouvelle éducation censée les délier du passé et de la tradition, ce qui implique leur mise à l’écart du monde adulte et du travail. Autrement dit, on projette sur eux de nouvelles attentes mais on leur interdit de les réaliser et on les subordonne au monde déjà là car on continue à les préparer à une existence en fonction du monde adulte et du travail. Cette contradiction va générer des frustrations et des formations compensatoires que la psychologie comme la sociologie puis la culture populaire ont pris l’habitude d’associer communément à l’adolescence : crise d’adolescence, révolte, délinquance, mouvements juvéniles autonomes (4), mouvements contre-culturels, génie adolescent (de Gérard de Nerval à Jimi Hendrix). Tous phénomènes liés non d’abord à la puberté (qui n’est pas certes sans retentissement psychique) mais au nouveau statut social conféré aux jeunes.
Cette conception de la phase inaugurale de l’existence s’est redéfinie depuis le début des années 1970 en lien avec la transformation de la conception de l’existence entière dont j’ai déjà parlé.
La phase inaugurale de l’existence, si elle se déroule toujours à l’écart du monde des adultes et du travail, ne se conçoit plus comme une préparation à celui-ci mais comme un pur devenir soi.
Puisqu’il s’agit de se préparer à vivre une vie longue (5) et dont la finalité est indéfinissable pour toutes les raisons que j’ai données, les moyens et les ressources à accumuler pour s’y préparer vont être d’une toute autre ampleur qu’auparavant.
Cela se traduit par un allongement de la phase inaugurale de l’existence, en lien avec celui de l’existence entière. L’âge moyen de fin de scolarité se rapproche dans nos pays de vingt-cinq ans. Les neuroscientifiques ne cessent de découvrir que la maturation du cerveau est de plus en plus longue. Trente ans pour certains : nos sociétés ne manqueront sans doute pas de se saisir de cette perche qui leur est tendue pour revendiquer un nouvel allongement du droit à l’éducation, un droit de l’homme et de l’individu comme un autre.
Cet allongement s’accompagne d’une radicalisation de la séparation entre le temps de la préparation à l’existence, de l’accumulation des moyens et ressources qui la conditionnent, et le temps de l’existence même, celui du monde adulte et du travail, une séparation à la hauteur de la différence de l’avenir auquel il s’agit de préparer le nouveau venu. À la différence de l’adolescence qui restait articulée au monde adulte, cette séparation radicale se marque par la résistance croissante de nos contemporains au travail non plus seulement des enfants mais des jeunes mais aussi par une résistance qu’ont les adultes à confronter ceux-ci à la société dans laquelle ils auront à entrer et à l’histoire dont elle est issue, en famille bien sûr mais aussi, de plus en plus, à l’école. Il ne faudrait pas que le présent, encore moins le passé, contraigne l’autonomie singulière qu’ils incarnent. D’où un rapprochement de la jeunesse avec l’enfance sous le signe de l’indétermination et de l’irréalisme.
3. Une nouvelle conception de l’éducation
Cette redéfinition de la phase inaugurale de l’existence se traduit depuis le début des années 1970 par une demande d’éducation croissante et la mise en place d’une scolarité de masse de plus en plus longue au nom d’un droit à l’éducation, c’est-à-dire à acquérir les moyens et les ressources nécessaires pour se hisser à la hauteur de la vie qui nous appelle.
Mais cette demande s’accompagne d’une remise en cause de l’éducation telle qu’elle se pratiquait jusque-là. La nouvelle conception que nous nous faisons de l’existence en fonction d’un long devenir individuel dont la finalité est inconnue requière en effet un autre type d’éducation.
Dans les sociétés traditionnelles, l’apprentissage se fonde sur la familiarisation, l’imprégnation et l’incorporation d’une tradition, c’est-à-dire des contenus et des formes validées par l’autorité du passé. Cet apprentissage se fait tout seul.
A partir du 16ème siècle se met en place l’éducation moderne, une instruction liée à une nouvelle idée du savoir et un nouveau rapport à celui-ci, associée à la mise en place de la notion de méthode et à l’avènement du sujet de raison, ce qui suppose de passer par la médiation d’un maître entre le sujet apprenant et ce qu’il doit acquérir. En lien avec l’avènement de l’individu de droit, l’instruction vise à promouvoir l’humanité en général et à extraire de leurs assignations sociales les êtres qu’elle a en charge. Elle a pour but de former un individu abstrait, un être de raison, en correspondance avec la première phase de l’individualisation juridique qui consiste à conquérir cette abstraction. Reste que cette conception moderne de l’éducation comme de l’individu va composer longtemps avec la persistance du cadre traditionnel.
Ce compromis se défait, en raison notamment de son incapacité à remplir ses objectifs en terme d’individualisation, et surgit une nouvelle conception de l’éducation, en lien avec l’émergence de l’Etat social et une volonté de produire concrètement cet individu abstrait. Il s’agit de faire exister pour de bon cet être idéal et c’est à la puissance publique de se charger de sa construction. Il faut partir de l’individu concret, et du maillage (milieu familial, communautaire, social) dans lequel il est pris, pour le hisser à la capacité effective d’individu de droit. Cela suppose, tout en tenant compte de la dimension personnelle dont on faisait fi auparavant, en plus d’assurer l’instruction, de transmettre à l’individu les outils pour lui permettre de s’élever au-dessus de ses assignations sociales en fonction de ses mérites, d’en faire un acteur social qui puisse s’insérer au mieux dans la société qui vient. En lien avec le statut adolescent de la jeunesse, il s’agit de se saisir du nouveau venu pour en faire un agent du changement, un acteur social d’un nouveau type puisque ne reconduisant pas la tradition, ce qui implique de le préparer aux rapports et aux rôles sociaux via les savoirs scolaires.
C’est cette conception de l’éducation, qui a connu son apogée dans les années 1960, qui est remise en cause dans nos sociétés, à commencer par les familles, depuis les années 1970 au nom d’une nouvelle demande éducative, plus impérieuse que jamais, à la mesure de l’enjeu énorme que représente désormais pour le nouveau venu, pour sa famille et, plus largement, pour l’Etat, la phase inaugurale qui prépare à l’existence. Qui dit individualisation radicale de l’existence, dit en effet responsabilisation et subjectivation de celle-ci.
Au nom d’une nouvelle exigence du futur, il est demandé à l’Etat, relayant ainsi la mission des nouvelles familles, en plus de l’instruire et d’en faire un acteur social, de fournir à l’individu les moyens et les ressources de sa pure advenue à lui-même, de devenir soi, de lui garantir les conditions pour qu’il puisse exercer sa liberté de se construire à l’abri de tout ce qui pourrait la contraindre, son insertion sociale étant censée découler automatiquement de son épanouissement subjectif. D’où la disparition dans nos sociétés des aspirations liées à la réalisation d’un avenir collectif, ce que traduisait l’idée de justice sociale, sinon comme résultante imprévisible des devenirs individuels. L’avenir collectif étant infigurable, sans plus de finalité extrinsèque pour légitimer une assignation ou un destin subi, il reste à l’individu son propre devenir individuel. Sa vie se personnalise entièrement, devient pur choix de soi. Une capacité à s’autodéterminer, à actualiser des potentialités qu’il s’agit de conserver le plus longtemps possible. Il s’agit de rester inachevé, ce qui suppose d’être à même de constamment se délier de ses déterminations et engagements ou, à tout le moins, de conserver des marges de manœuvre par rapport à ceux-ci. On le voit, tout cela nécessite des moyens et des ressources autrement considérables que ceux fournis auparavant par l’éducation. A tel point que l’on peut se demander si la nouvelle éducation qu’appelle cette nouvelle existence n’est pas nécessairement une formation destinée à perdurer tout au long de la vie ou du moins jusqu’au moment où c’est notre propre individualité qui nous y empêche. Elle doit en tous les cas débuter le plus tôt possible, l’individu étant d’emblée là, nous l’avons vu avec le nouveau statut de l’enfant.
Reste que cette formation rend problématique la question de son contenu. Dans la mesure où elle n’a plus de finalité extrinsèque, elle ne peut consister en une initiation, une préparation ou une adaptation à ce qui est ou a été, encore moins à une carrière, un état ou un mode de vie. D’autant que si elle le faisait, elle contraindrait la libre autoconstruction de l’être auquel elle s’adresse. Dès lors, elle doit se focaliser sur les méthodes, être un entraînement, un exercice destiné à rôder sa capacité à actualiser perpétuellement ses savoirs, à les mobiliser dans des situations nouvelles afin de résoudre des problèmes inédits, à s’adapter à un monde en changement permanent, à apprendre à apprendre.
C’est ici que cette nouvelle conception de l’éducation nous ramène à notre sujet de raison. Elle est toute orientée en fonction d’un être abstrait. Est-on bien sûr que l’être réel auquel elle s’adresse ait les moyens de cette conception exigeante de l’individualité et de l’avenir qu’on lui prête, une conception qui rappelons-le, est le fait des adultes ? Tout comme pour ce qui concerne leur venue au monde, il serait temps de s’interroger sur le caractère plus ou moins irréaliste des projections adultes dont les nouveaux venus font l’objet dans notre monde et des effets de ces projections sur ceux-ci, dans la mesure où elles les soumettent à des objectifs inatteignables mais aussi où elles occultent aux adultes une partie de leurs besoins et de leur expérience réelle.
4. Une nouvelle conception de la jeunesse
J’en viens à la jeunesse qui se redéfinit. Après avoir culminé dans les années 1960, le statut adolescent de la jeunesse s’est effacé.
J’ai déjà expliqué en quoi l’adolescence ne se réduit pas à un fait biologique, qu’il s’agisse de la puberté et de son retentissement psychique ou de la croissance physiologique, mais correspond aussi à un fait social, à un statut qui apparaît à la fin du 19ème siècle. Bien qu’élevés à l’écart du monde des adultes et du travail, les adolescents y restaient articulés. L’adolescence les préparait à une finalité extrinsèque claire : un âge adulte associé à la maturité, à la stabilité et à l’engagement à long terme dans un rôle collectif. Quand bien même ils se révoltaient contre celui-ci, il s’agissait pour eux de s’en saisir pour le transformer.
Dès lors que l’existence perd toute finalité extrinsèque, dès lors que ce qui supportait la finalité adulte de l’adolescence s’efface, cette articulation va se défaire et avec elle le statut adolescent de la jeunesse, jeunesse qui va se redéfinir et acquérir un nouveau statut.
C’est ainsi que la jeunesse s’unifie à l’enfance dans le cadre de la redéfinition de la phase inaugurale de l’existence sous le signe du devenir soi individuel, de l’advenue à soi, de l’indétermination, à l’abri du monde en fonction d’un statut protecteur qui lui est conféré et que la famille comme l’Etat s’assure de lui faire bénéficier, ne la préparant plus à entrer dans la vie adulte.
Elle se rapproche également de l’enfance du fait qu’on ne lui apprend plus à user de sa personne, une capacité dont l’enfant est précisément dépourvu. Nous devons à la théorie de la médiation de nous avoir éclairés sur ce qui spécifie la jeunesse par rapport à l’enfance, à savoir l’accès à la personne, c’est-à-dire à la capacité cognitive d’abstraction de soi qui rend possible de se conduire comme un acteur indépendant dans ses rapports avec les autres (6). « La jeunesse consiste proprement dans l’apprentissage de cet usage social de soi, du pouvoir de relation, avec ce qu’ils supposent de connaissance des autres, du monde au sein duquel ils évoluent et de ses codes » (7). Or dans le cadre de la nouvelle conception de la phase inaugurale de l’existence, plus rien n’est fait pour apprendre à se comporter comme une personne.
Les nouvelles conditions faites à la jeunesse, associant autonomie à l’abri du monde, individualisation radicale et dépendance, ne favorisent pas l’accès à l’indépendance psychique qui en est pourtant l’enjeu principal. En tant que dynamique d’autoproduction de soi dans le temps, la jeunesse renforce l’adhérence à soi et rend plus difficile de s’extraire de soi-même puisqu’il s’agit de devenir soi. L’individualisation, processus social, fait ici obstacle au bon déroulement du processus psychique d’individuation. L’autonomisation dans la différence ne facilite pas le passage dans l’ordre du même, le fait de se sentir comme un parmi d’autres. Or sans elle, difficile de prendre ses distances et d’assumer sa différence en société. Une difficulté renforcée pour l’enfant du désir, on l’a vu, dans la mesure où la nécessité fantasmatique dont il fait l’objet complique le processus d’assomption de sa contingence, de sa singularité.
En ce sens, du point de vue des exigences de la vie en société au niveau psychique, la jeunesse a cessé d’être une phase de maturation et se caractérise par une immaturité prolongée.
Mais par ailleurs, au niveau social maintenant, la jeunesse jouit d’une intégration, d’une liberté et d’une autonomie nouvelle qui lui donnent les traits d’une maturité précoce (8). Considérés comme des individus radicalement individualisés, les jeunes acquièrent de plus en plus rapidement les codes de la vie dans une société d’individus, ainsi que des capacités stratégiques, d’observation, de compréhension et d’adaptation rapide à celle-ci.
Les années 1970 ont ainsi vu le sacre de la jeunesse, la revalorisation du statut des jeunes. Le statut adolescent suscitait des frustrations qui poussaient beaucoup d’entre eux à devenir adultes le plus vite possible. Leurs motifs ont disparu : les jeunes sont désormais reconnus comme des acteurs sociaux à part entière et se sont apaisés. Les âges ouvrant au droit de vote comme à la majorité ont été abaissés. Ils bénéficient de moyens financiers non négligeables ainsi que d’une liberté sexuelle interdite ou contrainte à leurs prédécesseurs. Et tout cela leur est conféré indépendamment de leur accès à l’état adulte. Du coup, les jeunes ne voient plus d’intérêt à entrer dans le monde et à le prendre en charge, ni même d’ailleurs à se prendre en charge puisque leur dépendance, au contraire de celle qui était liée au statut adolescent, ne les contraint pas mais se veut au contraire le support de leur indépendance sociale. Si les jeunes contestent toujours la société, ce n’est pas pour la transformer mais pour manifester le peu d’envie qu’ils ont d’y entrer. La révolte a fait place à l’indignation que suscite ce monde à leurs yeux et, pour certains, à la sécession. Ils veulent d’un autre monde. En aucun cas se saisir de celui-ci.
5. Que devient l’entrée dans la vie adulte ?
Une fois la phase inaugurale de l’existence achevée, s’ouvre une phase inédite de plus en plus longue d’entrée progressive dans le monde adulte[9] sur le mode de la débrouille individuelle, par adaptation et expérimentation, un processus qui peut certes inclure des transmissions mais choisies, composées à partir de soi. Cette nouvelle période d’autoconstruction se fait par essais et erreurs, tâtonnements, et plus via un héritage ou une identification à des rôles assignés. Cela prend du temps, une dizaine d’années couramment. La mise en couple comme au travail sont à l’essai, toujours révocables. Du coup, les situations familiales et professionnelles se stabilisent de plus en plus tard.
Apparaît la figure nouvelle du jeune adulte (10), au statut proche de l’adulte mais ne sacrifiant rien de sa jeunesse. Dans la mesure où rester jeune, c’est conserver la liberté de se construire, l’entrée dans la vie se fait en quelque sorte à reculons, focalisé sur les marges de manœuvre que l’on conserve, résigné quant aux déterminations, limitations et engagements qui finissent bien par s’imposer.
Cette ombre portée par la nouvelle jeunesse sur l’âge adulte est liée à l’effacement de la maturité qui en constituait le terme. La jeunesse, d’un âge se mue en idéal de l’existence toute entière. Il s’agit de rester jeune le plus longtemps possible, au sens de conserver des marges de manœuvre, de ne pas se perpétuer dans un état définitif et achevé. Soit le contraire d’être adulte au sens de s’engager durablement sur le plan sentimental, familial et professionnel, un état contraignant et impliquant renoncements. Auparavant, ces contraintes étaient compensées par le statut social conféré, par l’idée d’une croissance sociale (et non seulement individuelle), d’une avancée en âge consistant en une progression du statut, en une capitalisation. C’était ce qui soutenait le fait de faire carrière. Une fois que la maturité ne confère plus aucun statut, davantage, que l’idéal de l’existence s’individualise radicalement, ces déterminations adultes n’apparaissent plus que comme des obstacles qui rétrécissent le champ du possible, stabilisent, achèvent prématurément. Dès lors, il s’agit de les reporter à demain tant que faire se peut. C’est pourquoi en dépit de facteurs objectifs qui rendent le parcours d’insertion des jeunes de plus en plus long et difficile, ceux-ci cherchent également de leur côté par tous les moyens à différer leur insertion au sein du monde. Et ce ne sont certainement pas les adultes, manifestant le désir de rester jeune, résignés et frustrés par les déterminations qui les entravent, qui les poussent à faire autrement.
Si les jeunes n’en conservent pas moins beaucoup d’aspirations communes avec leurs prédécesseurs, ils revoient celles-ci à la hausse et ont du mal à les limiter ou les stopper. D’où une difficulté certaine à les satisfaire. S’engager, c’est renoncer à d’autres possibles. Mais ne pas s’engager, c’est s’empêcher d’en réaliser certains. Au final, on subit le plus souvent l’impossibilité de faire autrement que ce avec quoi on doit faire, on compose avec le temps qui passe. Voilà pourquoi, dans notre monde, on devient le plus souvent adulte par résignation, alors même que l’on se détermine de moins en moins vite et que l’on dispose de davantage de soutien pour réaliser davantage de potentialités qu’auparavant.
L’individualisation de l’existence réouvre en fait la question de la vie réussie dans la mesure où plus aucune finalité extrinsèque, rôle ou réussite sociale n’est en mesure d’y répondre. Le développement personnel, certes. Mais dans quel but ? Et comment vivre les temps de vie durant lesquels il devient impossible de satisfaire à ce nouvel idéal de l’existence ?
Paradoxalement, il est donc devenu difficile de s’émanciper de sa jeunesse et de l’indétermination qui la caractérise pour entrer dans le monde adulte. Une entrée d’autant plus difficile qu’elle est censée ne pas se produire et qu’on est abandonné en terre inconnue. En effet, si la famille reste un refuge protecteur, au dehors, les jeunes doivent se débrouiller seuls au sein d’un monde auquel ils n’ont pas été préparés, contrairement à leurs prédécesseurs, et dont les conditions d’entrée se sont durcies (examens d’entrée, numerus clausus, expérience exigée, stages non rémunérés). Qui plus est, ils doivent créer leur place car ils n’y sont pas attendus. Chacun est confronté à ses propres difficultés, sans aucun discours social d’accompagnement ni aucune culture qui donnerait sens à ce que l’on vit en tant que jeune adulte puisque l’entrée dans la vie est censée être un processus purement individuel relevant de l’autodétermination.
Ajoutons qu’il s’agit d’entrer dans une période de vie qui concentre dans un laps de temps limité toutes les contraintes et les enjeux liés au monde adulte. Il faut à la fois réussir sa vie de couple, familiale et professionnelle, tout en les accordant à son devenir soi. Le contraste avec la phase inaugurale de l’existence est saisissant. On peut comprendre que cela puisse générer de l’anxiété voire de l’effroi chez certains.
Les difficultés d’entrer dans la vie adulte sont encore renforcées pour ceux dont la phase inaugurale de l’existence s’est interrompue prématurément pour des raisons diverses : difficultés ou échec scolaire, absence de soutien familial, etc. Pour eux, l’entrée dans la vie adulte est d’autant plus difficile qu’ils ne sont pas censés se trouver sur le marché du travail. Les entreprises ont dès lors de bonnes raisons de ne pas les embaucher dans la mesure où leur entrée précoce parmi les actifs témoigne d’une interruption de formation, donc d’un manque de qualification.
6. L’entrée dans la vie adulte des jeunes hommes
Enfin, il semble bien qu’il y ait une différenciation sexuée des parcours d’entrée dans la vie adulte, une entrée plus difficile côté masculin dans la mesure où l’attachement à la jeunesse s’y prolonge bien au-delà de ce qu’on peut constater du côté féminin.
Après la phase inaugurale de l’existence, à la fin de leurs études, les jeunes hommes adultes témoignent d’une difficulté à sortir de la sociabilité et de la culture jeune pour s’investir dans une vie professionnelle et conjugale et s’engager dans le monde. Même les célibataires qui ont un bon job et font partie de l’élite ou ceux qui se mettent en couple, voire ont un enfant, ont du mal à faire une croix sur cet idéal qu’ils entretiennent durant leur temps libre, seuls ou entre pairs. En ce sens, ils incarnent par excellence, au travers de la période de l’ « âge adulte émergent », la figure du « jeune adulte » qui tout en devenant adulte, ne souhaite pas renoncer à sa jeunesse et à se consacrer à lui-même.
Mais commençons par ceux dont la phase inaugurale de l’existence a été interrompue prématurément. Beaucoup d’entre eux ne cherchent pas ou plus ni emploi ni formation. On les appelle « neets » (not in education, employment or training). Une partie d’entre eux est invisible dans la mesure où ils ne sont pas repérés comme chômeurs vus qu’ils n’ont pas ou peu travaillé.
Ce sont généralement des jeunes hommes qui ont interrompu la phase inaugurale de leur existence. Enfants-problèmes, en échec scolaire, leur désinvestissement psychique, leur attitude réfractaire à l’égard du travail/emploi fait suite à celle envers l’école. Il en découle un réel manque de formation, de repères, d’atouts. Bref des retards, voire des handicaps.
S’ils rechignent à s’engager professionnellement, ils ont aussi plus de difficultés à le faire même quand ils le souhaitent. Leur plus faible niveau de diplôme, leur sous-qualification ne facilite pas leur insertion professionnelle. Désormais, le chômage affecte davantage les hommes que les femmes les plus jeunes. Dans les classes les plus défavorisées, les jeunes hommes sont obligés de prolonger la cohabitation parentale jusqu’à ce qu’ils se stabilisent au niveau de l’emploi.
Pour tous ceux qui ont achevé leur période de formation, la propension masculine à prolonger la jeunesse et son indétermination va s’incarner différemment suivant les contextes et les situations.
Derrière un même comportement de désinvestissement/désengagement envers le monde adulte, pour des gens en âge et en capacité de s’y engager, il faut distinguer ceux qui souhaitent conserver des marges de manœuvre de ceux qui refusent toute détermination. Ainsi, pour s’en tenir au plan professionnel, mis à part une minorité qui ne cherche ni emploi ni formation, le partage s’établit entre ceux qui travaillent ou ont des emplois temporaires successifs mais rechignent à s’engager et se stabiliser professionnellement et ceux qui ont un emploi stable mais désinvestissent psychiquement leur travail.
De nouveaux rapports au travail/à l’emploi
On appelle « bomeurs » (contraction de bobo et chômeur), « freeters » (contraction de free time et frei arbeiter) ou bien encore « intellos précaires » (11) tous ceux qui travaillent ou ont des emplois temporaires successifs mais rechignent à s’engager et se stabiliser professionnellement.
Ils ne sont pas prêts à accepter le travail qu’on leur offre pour consacrer leur temps à eux, à leurs passions, voyager, se cultiver, créer, méditer, jouer. Ils ne sont pas consuméristes, ont appris à vivre avec sobriété et s’appuient pour ce faire sur la famille, Internet, la colocation, la débrouille, etc. Ces jeunes hommes instruits reprochent à la société de ne pas les laisser entrer dans la vie adulte tout en restant jeunes. Sur le plan politique, elle correspondrait plutôt au mouvement des Indignés/Occupy.
Quand ils travaillent, ils préfèrent les petits boulots, qu’ils alternent avec le chômage, car ils ne veulent pas faire carrière, veulent rester en dehors ou retarder l’engagement durable dans une profession ou une vie familiale. Pour eux, le chômage entre les petits jobs n’est ni une tare ni un malheur mais l’occasion d’avoir enfin le temps de vivre. Ils se fichent pas mal de stagner socialement et manquent d’ambition.
Si la plupart cherchent simplement à conserver des marges de manœuvre, d’autres refusent purement et simplement toute détermination. Ainsi, le « slacker »(12) est un jeune homme éduqué mais qui a une aversion envers le travail, qui échoue à réaliser son potentiel ou ne fait pas aussi bien que ce que l’on aurait pu attendre de lui. Son comportement peut être relié à l’apathie, au cynisme, à la dépression, à l’ennui, à la procrastination, à l’absence d’intérêt politique ou social. Le terme « slacker » désigne l’absence de but, d’objectif.
Ensuite, il y a ceux qui ont un emploi stable mais désinvestissent psychiquement leur travail. On retrouve cette attitude y compris parmi les cadres (13). Elle tient à fois à la volonté de prolonger sa jeunesse et aux transformations de l’organisation du travail.
Les jeunes hommes ont de nouvelles aspirations au travail. Ils ont décroché de la compétition sociale, ne recherchent pas les promotions, ne souhaitent plus exercer de fonctions d’encadrement. Qui veut encore devenir chef à part une minorité qui paraît d’autant plus bizarre aux yeux du reste de la population ? Les jeunes hommes aspirent à inscrire le travail dans leur devenir soi, leur développement personnel, le perçoivent comme un moyen d’expérimentation. Ils en ont une approche purement utilitaire, en fonction d’eux-mêmes. D’où il n’est plus question de se dévouer corps et âme à l’entreprise. Dans beaucoup de cas, la réalité du travail ne satisfait pas ces aspirations, ce qui génère de la souffrance.
Un milieu du travail qui est peu compatible avec l’immaturité prolongée des jeunes hommes, sauf dans certains secteurs, souvent des sanctuaires masculins, comme dans les nouvelles technologies, l’informatique, Internet, les jeux vidéo, etc. Un peu comme si ces jeunes hommes avaient trouvé le moyen de gagner leur vie en pratiquant leur passion. Il faut bien fournir également aux générations masculines qui les suivent des produits culturels afin d’alimenter leur sociabilité/culture propre, mais aussi de permettre aux jeunes qui ont vieilli de continuer de l’entretenir durant leur temps libre. Tout un pan de notre économie est ainsi consacré à ces activités compensatoires pour supporter l’avancée en âge.
Mais indépendamment de cela, le milieu du travail s’est dégradé sous l’effet d’une nouvelle organisation de celui-ci. Tout ce qu’il apportait aux hommes pour compenser sa pénibilité a disparu. Il ne confère plus ni identité ni statut. Les hommes n’y trouvent plus de camaraderie sous l’effet de l’élévation de la compétition, une compétition à laquelle ils sont soumis mais qui ne les intéresse plus.
Ces transformations du monde du travail ne sont pas liées uniquement à celles de l’économie. Elles sont aussi le produit de l’intériorisation par les entreprises des nouvelles aspirations au travail des jeunes hommes, de leur désinvestissement psychique du travail ainsi que de leurs plus grandes difficultés à s’intégrer au monde adulte qui résultent principalement de la formation qu’ils ont reçue, du manque d’individuation psychique qui en résulte ainsi que de leur volonté de prolonger leur jeunesse. Les emplois à l’essai, la précarité au sens large, est autant voulue que subie pour des jeunes hommes qui souhaitent conserver des marges de manœuvres par rapport à leurs déterminations le plus longtemps possible.
La crise du masculin
Il reste à expliquer pourquoi les difficultés de l’entrée dans la vie adulte sont plus importantes pour les hommes que pour les femmes.
C’est que pour eux, les nouvelles conditions de l’entrée dans la vie se combinent à l’effacement du pôle symbolique masculin-paternel, représentation sociale qui n’est plus l’apanage des hommes mais qui l’a été jusque très récemment. Ceux-ci n’ont dès lors plus de rôle collectif dans lequel se projeter. Tout comme leurs pères de la génération 68, les jeunes hommes n’incarnent plus la fonction paternelle ni ne transmettent un modèle positif de maturité masculine à leurs enfants. Il ne leur reste plus qu’à se comporter comme des hommes-enfants ou des secondes mères, généralement décevantes par rapport à l’originale (14). Quoiqu’il en soit, ils ne se satisfont pas d’incarner le pôle symbolique féminin-maternel, d’autant que contrairement aux femmes, la maternité biologique leur est interdite.
Dès lors qu’ils ne peuvent définir positivement leur masculinité, d’autant plus que les expressions de celle-ci sont connotées collectivement négativement, rien ne vient plus contrecarrer un penchant masculin pour le retrait de ce monde et la projection vers la représentation, la fuite vers un autre monde. Face à une réalité bouchée, le nouveau masculin se constitue par exclusion de ce qui n’est pas lui, à commencer par le féminin. Il s’abandonne à un penchant pour l’imaginaire dans lequel il se réfugie. Les jeunes hommes paraissent ainsi adopter une position de repli par rapport au monde, de désengagement, d’inadaptation qui perdure. Le nouveau masculin ne semble pas attiré du côté du monde collectif.
Du côté des femmes, au contraire, les nouvelles conditions de l’entrée dans la vie se combinent à divers aiguillons qui font défaut du côté des hommes, à la fois du côté de la procréation, de la dominance contemporaine du pôle symbolique féminin-maternel et d’un cadre collectif, parental et scolaire qui de manière implicite continue à les projeter vers le monde, à leur y aménager une place, les y préparer, les y initier, les y responsabiliser davantage.
(1) Je veux pour preuve de cette extension de la croissance à l’ensemble de la vie individuelle les découvertes récurrentes des neuroscientifiques de l’allongement de la maturation de notre cerveau, découvertes qui les obligent à repousser sans cesse l’état adulte à plus tard et à désigner la période qui le précède d’« âge adulte émergent » (http://www.slate.fr/lien/60741/adulte-cerveau-adolescent-maturite).
(2) Paul Yonnet, Famille, I. Le recul de la mort, Gallimard, 2006, p. 230
(3) S’ils sont reconnus, ce n’est pas en tant que jeunes au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire en tant qu’incarnations de l’avenir, mais au contraire en tant qu’individus se préparant à perpétuer le passé.
(4) À ne pas confondre avec les mouvements de jeunesse qui relèvent au contraire de l’intégration à la société adulte.
(5) À dix-huit ans, on a désormais au moins soixante ans devant soi. Hier, ce n’était que vingt-cinq à trente ans.
(6) Pour de plus amples développements, je renvoie à deux ouvrages de Jean-Claude Quentel : « L’enfant » (De Boeck, 1997) et « L’adolescence aux marges du social » (Yapaka, 2011, disponible gratuitement en ligne : http://www.yapaka.be/files/publication/TA_49_Ladolescence_aux_marges_du_social_internet.pdf).
(7) Marcel Gauchet, La redéfinition des âges de la vie in Le Débat, n°132, novembre-décembre 2004, p. 40
(8) François de Singly qualifie les nouveaux venus d’ « adonaissants » pour désigner l’individualisation sociale précoce qui les caractérisent (Les adonaissants, Armand Colin, 2006).
(9) Certains la qualifient de « jeune adulte » (Olivier Galland), d’autres d’« âge adulte émergent » (Jeffrey J. Arnett, Emerging Adulthood : The winding road from the late teens through the twenties, Oxford University Press, 2006) ou d’« adulescence » (Tony Anatrella, , Interminables adolescences. Les 12/30 ans, Cerf/Cujas, 1988).
(10) Certains préfèrent parler d’« adulescents » (Tony Anatrella), d’autres de « childmen » (Kay S. Hymowitz, Manning up : how the rise of women has turned men into boys, Basic Books, 2012), « boymen » (Gary Cross, Men to Boys. The making of modern immaturity, Columbia University Press, 2010) ou « kidults ».
(11) Anne et Marine Rambach, Les Intellos précaires, Fayard, 2001
(12) Figure qui se diffuse à partir des années 1990 dans la culture américaine, notamment au cinéma, tant sous le prisme de l’art indépendant que de la comédie populaire. Citons entre autres les films américains « Slacker » (Richard Linklater, 1991) et « Clerks » (Kevin Smith, 1994).
(13) François Dupuy, La fatigue des élites, Seuil, 2005
(14) Pour de plus amples développements, on se reportera entre autres à Kay S. Hymowitz (Manning up : how the rise of women has turned men into boys, Basic Books, 2012) et Gary Cross (Men to Boys. The making of modern immaturity, Columbia University Press, 2010).