Téléspectateur aléatoire et grand usager des transports en commun depuis le choc pétrolier des années 1970, j’avais objectivement peu de chances de tomber sur la campagne publicitaire de l’automne 2007 pour le port de la ceinture de sécurité. J’ai ainsi tardivement pris connaissance de cette campagne et des prises des position qu’elle a suscitées de la part de Diane Drory et de Jean De Munck (en fait, via le site de Yapaka). Malgré ce retard, je ne peux que m’inviter dans un débat à propos duquel j’ai tenté d’initier, via le CePPecs et en partenariat avec Yapaka, un processus de réflexion de longue haleine que les deux derniers numéros de la collection temps d’arrêt, « L’impossible entrée dans la vie » par Marcel Gauchet et « L’enfant n’est pas une ‘personne’ » par Jean-Claude Quentel ont commencé de rendre public, les autres auteurs étant programmés pour des publications ultérieures.
Commençons par la campagne elle-même. En matière de campagne publicitaire, je pars du présupposé suivant : les publicitaires ingénieux sont des sociologues qui s’ignorent. Ils ont mis leur talent, leur « sixième sens »sociologique au service du commerce ou de l’Etat plutôt que de la science. Comme les grands romanciers ou cinéastes, ils connaissent intuitivement les significations symboliques en suspension dans les collectivités humaines. Un second ingrédient est cependant nécessaire : une campagne publicitaire doit provoquer chez ceux qui la reçoivent un léger malaise, je dis bien léger car, si l’on force la dose -exemple de la campagne Adecco il y a quelques années- elle provoque des retours de flamme violents.
Ces ingrédients sont-ils présents ici ? Si oui, de quoi est exactement faite la réalité sociale à laquelle renvoie le spot ? Et d’où provient le léger malaise qu’elle provoque ? Voilà les questions dont il faut partir, me semble-t-il.
Mais remarquons d’abord l’étrangeté de ce qui nous est donné à voir dans cette campagne. C’est plus compliqué que la phrase « papa attache-toi ou je le dis à maman » qui clôture et couronne le spot TV. Les affiches francophones et néérlandophones mettent en scène alternativement une interaction mère/fils et une autre père/fille. Curieusement la version germanophone de la campagne, question de budget sans doute, élimine l’affiche mère/fils. Quant au spot TV, il met en scène un petit Arthur excité et turbulent qui se voit rappeler à l’ordre successivement par sa soeur, sa mère et son grand-frère (« je vais le dire à papa ») avant que lui-même ne pousse un STOP strident qui amène le père à caler sur place à la sortie du garage. Alors seulement vient la fameuse phrase:« papa, attache-toi ou je le dis à maman », écho différé des « je vais le dire à papa » dont il a été préalablement menacé par ses proches à trois reprises. Remarquons entre parenthèses que le hurlement d’Arthur, décalé de quelques secondes seulement, en pleine circulation urbaine et avec la même réaction de la part du père -le blocage des freins- aurait pu provoquer un grave accident. Notons enfin, pour en terminer avec le contenu du spot lui-même, que Diane Drory déforce son propos en évoquant une éducation à la « délation ». Le terme me semble largement déplacé et, je suis sur ce point d’accord avec Jean De Munck, crée une fausse polémique. Rien dans ces documents, l’ambiance familiale, les sourires entendus des uns et des autres, les clins d’oeil complices, n’évoque la « délation ». On a là au contraire la peinture fidèle d’une famille contemporaine cool, décontractée, apaisée, heureuse, comme sans doute celles des De Munck et des Drory (et des Lacrosse). Si malaise il y a, ce n’est sûrement pas de là qu’il vient et il faut en venir aux deux sujets litigieux : y a-t-il, oui ou non, destitution des pères et adultisation des enfants ? Et si oui, est-ce vraiment problématique ?
Sur le premier point, je dois avouer que j’ai longtemps été agacé, comme Jean De Munck, par l’obsession que semblaient manifester les psychanalystes, les lacaniens en particulier, à l’égard de la figure du père à l’ancienne. « Pas une larme sur le Père tout-puissant » titre-t-il. Entièrement d’accord. Après tout, c’est dès la fin du premier millénaire que la théologie chrétienne élève le fils au rang du père (la fameuse querelle du « filioque », source, parmi d’autres, du schisme orthodoxe de 1054) et détache la femme d’un rôle strictement procréateur (Marie est mère de Dieu mais c’est une vierge-mère !). Mais cette obsession lacanienne du père qui nous a tous étonnés par son ampleur même est aujourd’hui en recul. Rétrospectivement, elle apparaît moins comme une position « réactionnaire » (suprême injure dans notre monde !) que comme l’expression d’une piété, filiale justement, à l’égard du père fondateur, Sigmund Freud. Si on liquide la figure du père, que reste-t-il du noyau dur de la théorie analytique, le complexe d’Oedipe, la castration, la mort du père, etc … Que s’efface le père réel, d’accord, mais le père symbolique, clef de voûte de tout l’édifice psychique?
Nous sommes en mesure aujourd’hui, me semble-t-il, de démêler la part de réalité que comportait le tourment des psychanalystes à propos de l’affaissement de la symbolique paternelle. Pour celà il faut introduire un chaînon supplémentaire dans le raisonnement : la désinstitutionnalisation de la famille, rupture capitale dans l’histoire humaine. C’est en effet à l’intérieur de l’institution familiale que les pôles masculin et féminin, paternel et maternel, étaient ordonnés hiérarchiquement selon le principe millénairement valable pour l’ensemble des liens sociaux, de la subordination hiérarchique du tout et de la partie (ce que traduit mythiquement, montre Louis Dumont dans Homo Hierarchicus, le récit de la création d’Eve à partir de la côte d’Adam). C’est seulement à l’intérieur de l’institution familiale, rouage-clef de toutes les sociétés connues, que prenait forme et sens la fameuse domination masculine assujetissant sur un mode quasi-identique les femmes et les enfants. Pour le dire autrement, derrière et en-dessous du père symbolique des freudo-lacaniens se dissimulait le père institutionnel, garant de l’institution familiale, de sa cohésion et de son existence comme ensemble.
La question devient donc: que se passe-t-il lorsque cette institution s’efface pour céder la place à une association fondée sur des liens volontaires et affectifs ? Eh bien, suggère Marcel Gauchet, ce fait social s’avère être également un fait libidinal. « La procréation n’a plus de sens du point de vue masculin. Elle n’en a que par association au désir féminin ( …). Et dans un nombre non négligeable de cas, cette initiative procréatrice signifie domination féminine. Il est permis de parler de matriarcat au sens psychique, en ce point, les femmes étant celles qui portent le désir d’enfant et l’autorité dans les familles. Leur rôle maternel est le seul à pouvoir justifier des prérogatives du type de celles qu’on appellait paternelles » (Temps d’Arrêt janvier 2008, p.20).
On peut donc considérer d’une part, comme l’écrit De Munck, que « l’officialisation d’une autorité parentale conjointe représente un gain moral incontestable » et, d’autre part, que ce gain moral incontestable se paie, en l’état présent de nos sociétés, d’un problème situé à la charnière du libidinal et du social, c’est-à-dire sur ce qui est le terrain même de la psychologie, et plus particulièrement de la psychanalyse.
Michel Schneider, en psychanalyste, avait déjà largement documenté ce glissement souterrain affectant conjointement vie libidinale et vie politique (Big Mother, Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002). Les psychanalystes ont souvent exprimé leur perplexité, et cela leur a été beaucoup reproché, face au phénomène, ultra-minoritaire de toute façon, de l’homoparentalité. En définitive, ne serions-nous pas plutôt face à un phénomène, très majoritaire celui-là, de monoparentalité et d’homomaternité.« Certains soutiennent qu’il peut y avoir deux pères , deux mères, ou trois ou quatre, cela s’appelle la coparentalité (…). Forcément, avancent-ils, l’un d’entre eux jouera le rôle du père, l’autre celui de la mère. L’expérience clinique des cures d’enfants ou d’adultes laisse plutôt penser qu’alors il n’y aurait que de la mère. L’homoparentalité est une homomaternité. Car le père, en psychanalyse, c’est précisément celui qui n’est pas la mère » (Big Mother, p.239).
Lisons à ce propos le Temps d’Arrêt précédent (novembre 2007) consacré par René Delion à la « fonction parentale ». L’auteur s’efforce d’y distinguer, en s’appuyant sur Stoléru, la maternalité et la paternalité. Maternalité : « l’ensemble organisé des représentations mentales, des affects, des désirs, et des comportements en relation avec son enfant, que celui-ci soit à l’état de projet, attendu au cours de la grossesse ou déjà né » (p. 12) et la paternalité : « En ce qui concerne la paternalité, continue-t-il, on peut transposer symétriquement la définition pour attribuer au père l’ensemble organisé déjà cité en relation avec son enfant » (idem, p. 12).
Je vois en réalité dans ce qui me semble être une non-définition un aveu criant : la paternalité reste indéfinissable du seul point de vue des « représentations mentales, des affects, des désirs et des comportements ». Elle ne trouve une définition positive et substantielle que sur le plan institutionnel.
Quant à l’adultisation des enfants, second point litigieux et plus important encore peut-être que le précédent, elle résulte elle aussi de ce que les sociologues nomment des « effets pervers », effets inattendus et non-voulus de ce qui peut également s’apprécier comme un gain moral incontestable de notre époque : l’individualisation précoce des enfants cad l’attention extême portée au caractère unique et singulier de chacun d’entre eux. Précisons bien, même si cela va de soi, que ce n’est pas l’amour que nous portons à nos enfants qui est ici en jeu. Il ne s’agit pas de retirer à nos enfants l’affection que nous leur portons, il nous est demandé de l’éclairer, de rendre cet amour intelligent.
Sur ce second point du litige, toute la réflexion que propose Jean-Claude Quentel (Temps d’Arrêt Février 2008), à partir de la « théorie de la médiation » de Jean Gagnepain, s’avère déterminante et nous permet de formuler sur le malaise en question un diagnostic précis. Je ne sais pas si Diane Drory connaît la théorie de la médiation mais, quoi qu’il en soit, c’est bien sur la responsabilisation indue des enfants que porte sa critique. Et c’est bien le point que met le plus vivement en lumière le texte de Quentel que publie Yapaka. Je cite : « En définitive, la thèse que nous soutenons pourrait se résumer de la manière suivante, dans le but de bien marquer la spécificité de l’enfant par rapport à l’adolescent et du coup par rapport à l’adulte : au sens strict, l’enfant n’est ni autonome ni responsable » (p.53).
Car, quant aux dimensions que la théorie qualifie comme dimensions logique, technique et éthique de la rationalité, elle conduit en fait à « adultiser »l’enfant, montrant par le détour de la clinique de l’enfant comment ces dimensions se retrouvent identiques -en germes mais identiques- chez l’enfant et chez l’adulte. Sur ces plans, il n’y a pas d’enfant à proprement parler c’est-à-dire pas de spécificité enfantine sinon celle du moindre apprentissage de la langue, de l’outil, de la règle. Le fonctionnement logique ou langagier par exemple fait appel à un principe qui demeure identique à lui-même et qui est en oeuvre chez l’enfant comme chez tout locuteur. Ce qui ne veut évidemment pas dire que l’enfant dispose du bagage cognitif ou langagier qui est celui d’un adulte de 30 ans !
Cette « adultisation » de l’enfant qu’opère la théorie de la médiation met d’ailleurs dans un grand embarras ceux à qui on l’expose pour la première fois, j’en ai fait souvent l’expérience. Les dispositions innées à la logique et à la technique ne suscitent généralement pas d’objection tant la démonstration en est aisée. Ce qui semble incroyable, c’est l’idée d’une disposition éthique innée. L’obstacle intellectuel principal est sans doute ici l’idée de surmoi, qui comporte une version sociologique (la contrainte extérieure intériorisée de Durkheim) et une version psychologique (Freud). Les pages de son maître-ouvrage, où Jean-Claude Quentel se livre à la distinction de l’éthique et du social (L’enfant, De Boeck, 1997, pp.141-156) à partir d’une discussion serrée des textes de Freud, sont de ce point de vue capitales, levant les ambiguités qui subsistent chez ces auteurs si on les lit superficiellement, comme c’est souvent le cas.
En définitive cependant, ses conclusions s’inscrivent bien dans l’héritage de Freud. Et de Durkheim…? (une question qui ne devrait pas manquer d’intéresser les sociologues). Citons à ce propos un passage-clef de Durkheim :« Il est impossible que nous accomplissions un acte uniquement parce qu’il nous est commandé, et abstraction faite de son contenu. Pour que nous puissions nous en faire l’agent, il faut qu’il intéresse en quelque mesure notre sensibilité, qu’il nous apparaisse, sous quelque rapport, comme désirable. L’obligation ou le devoir n’exprime donc qu’un des aspects, et un aspect abstrait, du moral. Une certaine désirabilité est un autre caractère, non moins essentiel que le premier » (Détermination du fait moral in Sociologie et Philosophie, p.52). Avec d’autres catégories (désirable/obligatoire; bien/devoir) Durkheim tente d’établir, me semble-t-il, la distinction du plan de l’éthique et du plan social que la théorie de la médiation reprendra à son compte en en démultipliant la portée.
Il est urgent à mon sens que ces analyses soient connues et discutées et il faut vivement remercier la collection Temps d’Arrêt d’en rendre possible une large diffusion. Elles emportent des conséquences immenses quant à notre capacité à déchiffrer des pans entiers de nos sociétés : de la psychologie des criminels et des délinquants à la corruption largement répandue qui gangrène les institutions publiques, de l’échec scolaire galopant à la désaffection vis-à-vis des savoirs que manifestent nos étudiants. C’est de manière générale ce que nous nommons individualisme contemporain qui devrait être revu et redéfini à la lumière de tout ce que nous avons appris ces trente dernières années. Car s’il est un trait frappant de la psychologie contemporaine que manifeste cet individu délié -à tous les âges de la vie, entendons nous bien- c’est celui qui précisément définit en propre l’enfant, qui donne à l’enfant sa spécificité d’enfant : une incoercible adhérence à soi déterminant la faible capacité de cet individu symboliquement et cognitivement déconnecté du tout, à sortir de son point de vue particulier pour se placer du point de vue de l’ensemble. Une tendance, entre parenthèses, que nous décelons avec assez bien de perspicacité lorsque nous la voyons à l’oeuvre chez un candidat au poste de premier ministre.
Drôle d’époque à vrai dire, héroïquement arc-boutée sur les acquis d’une révolution juridique qui s’est déroulée entre 1650 et 1800 et s’est terminée, comme on sait, par la consécration des droits individuels, la souveraineté du peuple et la décapitation symbolique du roi-père-supposé-tout-puissant.
Un combat à la fois, semblent dire nos contemporains! Assurons-nous d’abord que l’ancien monde est vraiment derrière nous avant de nous préoccuper sérieusement de celui qui arrive devant nous! Peut-on pourtant modestement suggérer au nouveau délégué aux droits de l’enfant d’envisager son action sous au moins deux points de vue : au présent, celui de la dignité et de la protection à assurer à tous les entrants dans le monde; au futur, celui de ce que, devenus adultes, ils souhaiteraient le voir accomplir d’urgence, s’ils savaient tout ce que nous avons dores et déjà pu apprendre et comprendre de ce qu’est un enfant.
Jean-Marie Lacrosse