Entretien avec Jean-Pierre Le Goff publié par ragemag.fr le 21 mai 2013.
Propos recueillis par Galaad Wilgos.
Jean-Pierre Le Goff est sociologue et président du club Politique Autrement. Il est l’auteur, entre autres, de Mai 68, L’héritage impossible, La barbarie douce, La démocratie post-totalitaire, La France morcelée, et La gauche à l’épreuve. Ces livres explorent les bouleversements qui entraînent la société française dans une post-modernité problématique. Son dernier ouvrage : La fin du village (aux éditions Gallimard) a obtenu le prix Montaigne 2013. Il décrit au plus près des réalités le mal-être français, en s’interrogeant sur ce qu’il en est advenu de l’ancien peuple de France et les défis qu’un nouveau type d’individualisme pose à la vie en société.
Jean-Pierre Le Goff, vous vous êtes beaucoup intéressé à mai 68 et plus particulièrement au gauchisme. Pouvez-vous nous dire un mot sur les conséquences de cet événement et de cette idéologie sur la société contemporaine ?
Quand on parle de mai 68, il faut savoir de quoi il est question. Ne confondons pas l’événement lui-même et le gauchisme, ne confondons pas mai 68 et son héritage impossible. Si mai 68 a bien à voir avec cet héritage, ce dernier ne peut à lui seul résumer la signification de l’événement. Mai 1968 est un moment de basculement dans une autre époque, c’est un événement historique important en France et dans le monde. La révolte de la jeunesse étudiante a été à l’avant-garde de ce mouvement et celui-ci va prendre des formes différentes en fonction de l’histoire et des situations propres aux différents pays.
En France, mai 68 combine une révolte étudiante et une grève générale, ce qui lui confère son aspect si particulier et qui fait que, sur le moment, cet événement a été considéré par beaucoup comme un remake de 1936 et des luttes passées du mouvement ouvrier. Mais, la « commune étudiante » (1) était loin de rentrer dans ce schéma. Cette « sorte de 1789 socio-juvénile » (2) a fait apparaître un nouvel acteur social, la jeunesse, et une culture nouvelle celle du « peuple adolescent » (3). « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave » n’a pas grand chose à voir avec les revendications de salaires et, globalement, en mai 1968, la rencontre n’a pas vraiment eu lieu entre les étudiants et la classe ouvrière, le PCF et la CGT de l’époque, gardant jalousement leur pré carré. L’extrême gauche n’a été qu’une composante de ce mouvement, les groupuscules fournissant l’encadrement militant et recouvrant l’événement sous une idéologie et une langue de bois qui ont masqué son irréductible nouveauté. Marx disait que les acteurs de l’histoire ont besoin de se draper avec les habits du passé ; ils font l’histoire sans avoir l’histoire qu’ils font.
L’événement lui-même ne dure que quelques semaines durant les mois de mai et juin 1968. C’est un moment de pause et de catharsis historique dans une société qui a été considérablement bouleversée par la modernisation de l’après-guerre dans un espace de temps relativement court (un peu plus de vingt ans) et qui s’interroge sur cette transformation : le progrès, la modernisation, pour quoi faire ? Voyons, sommes-nous heureux ? Mai 68 présente plusieurs caractéristiques essentielles qui ne se résument pas à la libération des mœurs : libération d’une parole multiforme et sauvage, contestation tous azimuts de l’autorité et des pouvoirs en place dans un climat de fête et de temps arrêté, où l’imaginaire et l’illusion que tout est possible sont présents.
En même temps est remis en scène l’histoire du pays, celle de ses révolutions, du mouvement ouvrier avec ses manifestations, ses barricades, ses violences qui, cette fois, ne débouchent pas sur la guerre civile. N’oublions pas au demeurant qu’après les occupations, les manifestations, les barricades… le jour où l’essence est de nouveau disponible, les Français reprennent aussitôt leur voiture pour profiter du week-end. La « commune étudiante » se termine en juin et beaucoup de contestataires du moment apprécient toujours autant les vacances d’été. Mai 68 est un entre-deux entre l’ancien et le nouveau monde. On rejoue l’histoire de France dans une société nouvelle qui s’est forgée dans la dynamique de l’après-guerre, marquée par la fin du paupérisme, le développement de la consommation et des loisirs. En ce sens, mai 68 n’appartient à personne, il marque l’entrée dans une ère nouvelle de l’Histoire.
Dans les années 1970 et 1980, les idées de mai 68 vont se répandre par vagues successives dans la société, entraînant un changement des mentalités et des mœurs. Le gauchisme lui-même va se recomposer et subir une mutation. Pour le dire schématiquement, l’extrême gauche va globalement perdre ses illusions concernant une rupture révolutionnaire sur le mode de la révolution bolchevique ou maoïste ; sous l’influence du féminisme et de l’écologie qui se développent dans les années 1970, ce que j’ai appelé le « gauchisme culturel » va prendre le relais. Ce gauchisme-là entend transformer la société en douceur, par la persuasion et la pédagogie en ayant tendance à considérer la société comme composée d’une majorité d’arriérés. Le gauchisme se fait moraliste, ne cessant de donner des leçons au peuple sur les bonnes et les mauvaises manières de vivre et de se comporter. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, ce gauchisme va connaître une sorte d’institutionnalisation et servir de substitut à la crise de la doctrine de la gauche au pouvoir. C’est au moment où le gouvernement opère un changement dans sa politique économique en 1983-1984, que la gauche se met à parlerbranché. La gauche officielle se veut désormais à l’avant-garde des mœurs et de la culture version Jack Lang. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour ceux qui l’ont vécue, la révolution culturelle de mai 68 a abouti à un nouveau conformisme.
Faut-il tout rejeter de mai 68 ?
Je ne le pense pas. Mai 68 a mis en question les bureaucraties, un pouvoir autoritaire et hautain, le moralisme et le conformisme de l’époque ; il a exprimé à sa façon une exigence d’autonomie des individus et de la société. Il a eu des aspects salutaires au regard des bureaucraties en place, des rigidités et des pesanteurs dans le rapport entre l’État et la société et dans les rapports sociaux. On ne reviendra pas en arrière. Mais le mouvement de mai 68 n’en comporte pas moins un héritage impossible lié au gauchisme et qui va produire des effets de décomposition qui s’étendent sur une plus longue période.
Cet héritage impossible est marqué notamment par une remise en cause du principe même d’autorité, par une autonomie érigée en absolu et un règlement de comptes avec l’héritage culturel juif et chrétien, humaniste et républicain. Dans les années 1970, les remises en cause vont atteindre leur point d’exaspération et pénétrer la gauche au moment même où le communisme est mis en question. Dans les années 1980, nombre de thèmes de mai 68 vont être instrumentalisés par la gauche au pouvoir et mis au service de la modernisation. Combiné avec le développement du chômage de masse, cet héritage impossible va produire des effets de déstructuration anthropologique et sociale. C’est également au cours de ces années que la critique soixante-huitarde de l’État et des pouvoirs se croise avec la critique libérale de l’interventionnisme étatique : l’affirmation d’une autonomie absolue, autoréférentielle, fait écho à la représentation ultralibérale d’un marché débarrassé de toute entrave. Quand on fait allusion à mai 68, il importe donc de savoir à quel moment et à quel courant de cette révolution culturelle on fait référence, puisque celle-ci commence en mai 68 et se prolonge bien après.
Face à mai 68, la société et les politiques ne cessent d’osciller entre fascination et rejet. Une partie de la droite et l’extrême droite n’y voit que décadence et fait de mai 68 le responsable de tous nos maux, tandis qu’à l’inverse la majorité de la gauche en a fait son porte-drapeau. Des soixante-huitards vieillissants demeurent encore accrochés à leur imaginaire comme à leur folle jeunesse ; leurs héritiers impossibles fortement présents dans le monde de la communication et des médias se montrent incapables de comprendre les défis et le conformisme nouveau qui précisément a intégré l’héritage impossible de mai 68. Il existe un phénomène d’arrêt sur image qui empêche d’appréhender le nouveau et qui reproduit sans cesse les mêmes schémas de pensée : autorité = pouvoir = domination, et en contrepoint : la parole et la critique qui viennent d’en bas sont nécessairement justes pourvu qu’elle soit portées par les dominés, les pauvres, les exclus, les discriminés, les marginaux…
C’est quasiment de l’ordre du réflexe pavlovien. Une partie des générations post-soixante-huitardes, en mal de révoltes et de filiations, continue tant bien que mal de faire valoir ces mêmes schémas dans une société qui est devenue permissive, où la culture hédoniste et libertaire fait désormais partie du nouvel air du temps sous les effets de mai 68. Tout se passe aujourd’hui à front renversé. La transgression, la posture du révolté à la Rimbaud et du surréaliste, de l’antifascisme s’affichent volontiers à la télévision et chez ceux que j’appelle les « cultureux » qui font valoir leur subjectivité débridée et leur narcissisme en guise d’œuvre et de création. Philippe Muray parle justement à ce propos de « mutins de Panurge ».
On remarque qu’un nouveau type d’individualisme narcissique domine aujourd’hui, avec en même temps une remontée inquiétante de replis identitaires ainsi qu’un désinvestissement de la sphère publique. Quel constat faites-vous sur l’individu contemporain ?
L’héritage impossible de mai 68 a débouché sur un nouvel individualisme qui développe un rapport ambivalent à l’État et aux institutions : il s’en méfie, les envisageant volontiers comme des agents de domination à son égard ; en même temps, il les considère comme de simples prestataires de service devant répondre au plus vite à ses besoins sur le modèle du client roi. Avec la crise, cet individualisme s’affirme sous la modalité de la victime ayant des droits avec multiplication des plaintes en justice comme modalité de reconnaissance du statut de victime et demandes de réparation. Cet individualisme est malheureux, il est, comme on le dit volontiers aujourd’hui, en souffrance, souffrance qu’il s’agit d’écouter et de reconnaître afin de « mettre des mots sur les maux », la multiplication des cellules psychologiques dans la société sont faites pour cela, intervenant à la moindre alerte et accident plus ou moins éprouvant. Le thème du « harcèlement moral » que j’ai analysé dans La France morcelée est symptomatique de cette nouvelle donne sociale-historique. La psychologisation des rapports sociaux ramène tout à une relation duelle entre un salaud, un pervers d’un côté et de l’autre une innocente victime dont la subjectivité souffrante empêche tout recul réflexif. Cette référence centrale à la psychologie et la victimologie accompagnent une désinstitutionnalisation et une déculturation historique. Les psychologues en tous genres ont de beaux jours devant eux.
Le narcissisme contemporain me paraît marqué par deux caractéristiques qui peuvent paraître paradoxales : être totalement performant dans son travail (quand on a un emploi) et dans tous les domaines de l’existence — ce que j’appelle le « modèle de la performance sans faille » qui produit stress, angoisse et dépression ; être en même temps « bien dans sa tête et dans son corps » dans un rapport réconcilié et pacifié avec soi-même, les autres et la nature. La montée en puissance de la psychologie comportementaliste comme discipline de référence, la multiplication des outils de la performance, du développement personnel et du bien–être, la fascination qu’exercent des formes bricolées de spiritualité asiatique sur certaines couches sociales… me paraissent symptomatiques de ce narcissisme.
Mais le tableau ne serait pas complet, si l’on ne prenait pas en compte ce que j’ai appelé dans mon dernier livre sur le village la « déglingue », qui concerne certaines catégories de la population exclues du travail, situation qui combine le chômage, la précarité sociale, l’éclatement des familles et l’érosion des liens collectifs de solidarité. Des individus sans travail et désaffiliés sont ainsi amenés à errer dans une sorte de no man’s land anthropologique. Les drames qui y sont liés alimentent régulièrement la rubrique des faits divers.
Quelles en sont les répercussions sur l’engagement politique ?
Antérieurement, l’engagement politique était plus ou moins lié à de grandes idéologies et des philosophies de l’histoire pour lesquelles l’humanité était en marche inéluctable vers son accomplissement. Ces idéologies sont en morceaux et je ne crois pas qu’il y ait lieu de le regretter. L’engagement n’était pas seulement politique, il était aussi syndical, associatif et correspondait à divers courants, tels que ceux des chrétiens de gauche ou des mouvements laïcs… Aujourd’hui, nombre d’associations se sont professionnalisées et connaissent des difficultés pour recruter des bénévoles ; les jeunes générations n’ont plus la même culture historique et syndicale. La figure du militant traditionnel avec ce qu’il supposait de dévouement et de sacrifices personnels, d’affiliation à tel ou tel courant politique ou famille de pensée semble bien en voie de disparition. On peut y voir un progrès par rapport aux embrigadements et aux idéologies, mais cela se paie en même temps d’une dépolitisation et d’un repli sur la sphère du privé comme lieu central de l’épanouissement individuel. Le rapport au collectif a changé, les individus se méfient et ont tendance à l’instrumentaliser en fonction de leurs intérêts et de leurs projets personnels, et quand ils adhèrent, ils ne s’engagent pas forcément dans le long terme. Telle me paraît être une des difficultés de la période, pour qui se soucie des affaires de la cité.
Le modèle individuel de citoyenneté républicaine est exigeant : il suppose que l’individu soit capable de se décentrer, de mettre de côté ses appartenances et ses intérêts particuliers, pour prendre en compte l’intérêt général de la collectivité. Ce modèle peut paraître abstrait ; il ne coïncide jamais complètement avec les faits et son caractère d’idéalité a fait l’objet de nombreuses critiques. Mais l’abandon de cet idéal régulateur laisse le champ libre aux communautarismes et aux groupes de pression selon le modèle anglo-saxon. Une partie de la gauche s’est convertie à ce modèle, faisant valoir les appartenances communautaires, ethniques, sexuelles… dans une France qui apparaît de plus en plus morcelée.
Cornelius Castoriadis s’alarmait en son temps d’une « montée de l’insignifiance » et Gilles Lipovetsky a qualifié notre époque « d’ère du vide ». Peut-on parler aujourd’hui d’un nihilisme de masse ?
Nous sortons de l’interprétation sociologique. La notion de nihilisme implique un processus de négation des valeurs d’une civilisation qui peut prendre la forme d’une critique active, impliquant que les valeurs en question sont toujours présentes, ou d’une logique d’affaissement qui se nourrit du vide et se montre fasciné par lui. Nietzsche distinguait le « nihilisme actif » comme « force de violence apte à la destruction » et le « nihilisme passif », signe de faiblesse et d’épuisement (4). Dans La démocratie post-totalitaire, je n’exclus pas cette dernière possibilité. Les sociétés démocratiques européennes doutent profondément d’elles-mêmes après l’expérience des totalitarismes et ne parviennent plus à dessiner les contours d’un avenir discernable porteur de bien-être et d’émancipation. Ceux à qui on ne le fait plus dans le monde moderne, ceux qui soupçonnent d’emblée la moindre affirmation positive et se complaisent dans un relativisme de bon ton sont devenus plus nombreux. Une telle posture relativiste inhibe l’affirmation et l’action, fait de la dénonciation et de la dérision les seules postures possibles et légitimes dans un monde mouvant et chaotique, contribuant de la sorte à la déshumanisation. Les paroles et les actes finissent par se dissoudre dans l’indistinction alimentée par l’« essoreuse à idées » médiatique. Ce mouvement mortifère participe de la machinerie de l’insignifiance.
Si ce type de nihilisme existe bien, il ne peut pas cependant tenir lieu de constat global sur l’état de la société et il ne clôt pas le champ des possibles. Nous sommes dans un moment critique de l’histoire où l’ancien monde n’en finit pas de se décomposer, sans qu’on perçoive sur un plan d’ensemble une dynamique de reconstruction. Cela ne veut pas dire que n’existent pas des pôles de résistance, de réflexion, des expérimentations, des innovations dans nombre de domaines, mais ils sont dispersés et ne débouchent pas sur une nouvelle dynamique historique. Dans cette période des plus confuses, il importe avant tout de savoir à quoi l’on tient dans un héritage culturel qui nous a été transmis tant bien que mal à travers les générations. Ce qui implique une opération de discernement entre les branches mortes de cet héritage et celles qui peuvent nous aider à nous orienter dans le monde d’aujourd’hui, sans pour autant croire qu’on peut revenir en arrière. Un tel retour en arrière, s’il était possible, « ne fera jamais que nous ramener à cette même situation d’où justement a surgi la crise » (5). Mais le passé n’est pas seulement du révolu, il comporte des « potentialités inaccomplies » (6). Une telle optique va à l’encontre de l’idée de rupture radicale et de table rase. Un pays qui rend son passé insignifiant et vain, ne croit plus en lui-même ; il se condamne à ne plus inventer un avenir discernable porteur des espérances d’émancipation.
Alors que nous subissons l’une des crises les plus graves en Europe depuis près d’un siècle, les partis dits anticapitalistes n’engrangent pas beaucoup de succès, et aucun mouvement révolutionnaire ne semble émerger. Avons-nous à faire à de la résignation ?
Je ne le crois pas. On peut même considérer l’anticapitalisme et la thématique révolutionnaire comme le maintien de cadres de pensée et d’action qui n’ont pas de prise en profondeur sur la nouvelle société dans laquelle nous vivons, faute d’en comprendre le caractère inédit et ambivalent. Avec la perte d’une dynamique d’avenir, la tentation de la nostalgie, du « c’était mieux avant », est présente, faute de mieux, avec l’illusion que « ça peut repartir comme au bon vieux temps de la lutte de classes et des révolutions passées ». Quant à l’appel à l’indignation, cela n’engage pas forcément à grand chose avec la société du spectacle qui ne cesse de remettre en scène la posture du rebelle, et du fait que nous vivons dans une société des loisirs où la révolution citoyenne vient buter sur les week-ends, les vacances et les voyages exotiques.
Avec la crise, plutôt que la résignation, c’est l’inquiétude qui domine face à l’avenir, et la désillusion avec des politiques qui promettent beaucoup, changent d’orientation une fois au pouvoir, et se montrent impuissants face au chômage de masse. La question demeure : en dehors des « il n’y a qu’à… », quelles solutions crédibles et efficaces pour sortir de cette situation ? Cette question est transversale au clivage gauche – droite.
Sur le plan culturel, une bonne partie des nouvelles générations en a assez de l’héritage impossible de mai 68. Le fait que le gauchisme culturel soit présent au sein du pouvoir et des moyens de communication peut laisser penser que celui-ci continue de régner en maître. Mais nous ne sommes plus dans les années 1980 ; son hégémonie est aujourd’hui battue en brèche. La fracture sociale se double d’une fracture culturelle et une bonne partie de la société en a assez des faux choix, en forme de chantage, qu’on n’a cessé d’asséner depuis des années : moderne ou ringard, progressiste ou réactionnaire, ouvert ou fermé… L’envie de passer à une nouvelle étape de notre histoire me paraît bien présente, sans qu’on sache vraiment comment cela peut se faire. Toute la question est de forger de nouveaux cadres de pensée et d’action démocratiques. C’est un travail qui ne se décrète pas et qui, pour la plupart, échappe aux politiques. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », disait Gramsci.
Vous avez écrit en 2012 Quand le Front national prospère sur l’aveuglement d’une gauche bien-pensante. Comment se fait-il qu’en effet, a contrario, le Front national profite tant de la crise ?
Il prospère sur la fracture sociale et culturelle qui traverse le pays, il n’a de cesse de dénoncer la coupure entre les élites et le peuple qui a longtemps été déniée par peur du populisme, il souffle sur les braises et les passions délétères, se veut le porte-parole de tous les déçus de la politique, des sans-voix, ceux qui n’occupent pas le devant de la scène politico-médiatique et qu’une gauche bien pensante n’a cessé de mépriser sous la catégorie du beauf et du ringard. Le Front national occupe à sa manière, qui est celle de l’extrême droite, la fonction tribunitienne antérieurement tenue par le Parti communiste.
La gauche bien pensante enferme le débat dans une sorte de punching ball avec lui et contribue de la sorte à le placer au centre de l’espace public. La mise en scène ne date pas d’aujourd’hui : on se souviendra d’un débat télévisuel dans les années 1980 mettant aux prises Bernard Tapie et Jean-Marie Le Pen où le présentateur avait cru bon de montrer des gants de boxe. La posture médiatique de l’antifascisme n’engage pas à grand chose et aboutit aux effets que l’on sait : elle met constamment l’extrême droite au centre du jeu, mais elle a l’avantage du beau rôle à l’heure où des journalistes-militants se mettent en scène comme de nouveaux justiciers.
Dans votre dernier livre vous analysez ce que vous nommez « la fin du village ». Pour ce faire, vous vous êtes concentré sur le destin de Cadenet situé dans le Vaucluse. Cette fin n’annonce-t-elle pas aussi la fin de la culture authentiquement populaire, de plus en plus remplacée par ce que Christopher Lasch et l’école de Francfort nommaient la culture de masse ?
La culture populaire n’est pas morte, mais elle a été considérablement érodée. Elle ne retrouve pas le même contenu, les mêmes formes d’expression d’autrefois qui demeuraient articulés au monde et au travail ouvrier et paysan. Le développement de la société de consommation, des loisirs et des médias a changé la situation dès les années 1960. Dans mon livre, je montre comment l’automobile et la télévision ont érodé les liens traditionnels de sociabilité de l’ancienne communauté villageoise, mais ceux qui se plaignent aujourd’hui de la fin du village ne sont pas prêts pour autant à vivre sans voiture et sans télévision. Tel est le paradoxe de l’individu moderne qui sait profiter des apports de la modernité tout en ne cessant de se plaindre et voudrait cumuler tous les avantages, « le beurre et l’argent du beurre » comme on dit communément.
Il n’y a pas de progrès sans perte. Avec la modernisation, les anciens villageois ont connu une amélioration des conditions d’habitation, d’hygiène et de confort, le développement des services et des activités multiples, tout particulièrement pour leurs enfants… Dans le même temps, cette modernisation a libéré les individus du poids des contraintes des anciennes communautés premières d’appartenance, contraintes qu’on a tendance à oublier aujourd’hui. C’est la fin d’un monde clos et de son chauvinisme de clocher. Pour autant, cette évolution s’est payée d’une dissolution du lien collectif avec son lot de pathologies nouvelles, entraînant l’individualisme vers les nouveaux horizons d’une post-modernité problématique.
L’ancienne culture populaire n’y a pas échappé et l’on assiste aujourd’hui à un patchwork étonnant entre des célébrations patrimoniales et des événements festifs et culturels des plus exotiques et branchés ; les touristes du nouveau monde ont eux aussi une mentalité proche de celle du client-roi. Ce que j’appelle dans mon livre « l’étrange univers de cultureux » composé d’un mélange d’expression narcissique de bons sentiments, de spiritualités diffuses et de restes de gauchisme mal digérés… est particulièrement symptomatique de l’hégémonie culturelle de nouvelles couches sociales et du fossé qui s’est creusé avec les couches populaires.
C’est en fait un certain art de vivre populaire qui s’est érodé. Il était lié au mouvement ouvrier et au monde paysan dont nous conservons les images dans les mémoires comme une sorte d’horizon indépassable. À l’heure du changement et de la mondialisation, l’attachement à un passé idéalisé demeure présent, faute d’une vision positive de l’avenir. Fuite en avant moderniste et retour nostalgique sur le passé s’alimentent l’une et l’autre dans une France qui a le plus grand mal à écrire une nouvelle page de son histoire. La « fin du village » est le microcosme et le miroir du mal-être français.
Nous vivons dans une société bavarde qui se paie de mots, pratique la langue caoutchouc de la communication et du management qui recouvre la réalité pour mieux la mettre à distance et la neutraliser. Dans ce livre, je me suis immergé dans la vie quotidienne des habitants, j’ai voulu montrer, au plus près des réalités, le fossé existant entre les mentalités et la culture propre à certaines couches sociales qui vivent dans l’entre-soi, diffusent de nouvelles conceptions de l’être humain et de la vie en société qui me paraissent problématiques. Mais il existe aussi des « réserves d’humanité » qui perdurent chez ceux qui se trouvent confrontés à l’épreuve du réel, vivent en dehors des modes et des nouveaux prêt-à-penser. Ce livre se présente comme un grand récit sociologique et historique qui veut renouer le fil entre les générations. L’histoire n’a pas dit son dernier mot.
Propos recueillis par Galaad Wilgos.
(1) Edgar Morin, « La Commune étudiante », Mai 68 : la Brèche. Premières réflexions sur les événements, Fayard, Paris, 1968, p. 26.
(2) Ibid.
(3) Paul Yonnet, « Rock, pop, punk. Masques et vertiges du peuple adolescent », Le Débat, n° 25, mai 1983, repris dans Jeux, modes et masses, Gallimard, Paris 1985.
(4) Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme européen, Kimé, Paris, 1997, p. 43.
(5) Hannah Arendt, La crise de la culture, édition Gallimard, Folio essais, 1989, p. 249.
(6) Paul Ricœur, Identité narrative et communauté historique, Les Cahiers de Politique Autrement, octobre 1994.