Entretien avec Marcel Gauchet publié dans Causeur n°1 avril 2013.
Propos recueillis par Elisabeth Levy et Gil Mihaely.
Élisabeth Lévy : La société française est selon vous, divisée par une véritable fracture morale. Comment la décririez-vous ?
Marcel Gauchet : Mon idée est que les conditions du respect des règles de la vie commune ont été profondément altérées par une situation où les uns, au sommet, ont les moyens de contourner les règles, tandis que les autres, à la base, continuent d’être obligés de s’y soumettre, ou, en tout cas, n’ont pas les mêmes moyens de s’y soustraire. Vous me direz qu’il en a toujours été plus ou moins ainsi. C’est vrai sans une certaine mesure. Il n’empêche que depuis, disons, la Révolution française, toute la bataille politique a tourné autour de la création d’espaces d’égale soumission à une même loi, et que le progrès politique est allé globalement dans ce sens. Or la mondialisation a inversé cette tendance. Elle a ouvert un Far-West planétaire. Elle fonctionne comme le moyen pour les acteurs les plus puissants de s’extraire des règles qui s’appliquent dans les espaces nationaux. Cela a peu à peu pénétré la conscience collective au point de modifier la donne de la vie sociale, à tous les niveaux. Cet impact se traduit par un dilemme qui travaille confusément au quotidien l’esprit de tout un chacun : faites-vous partie des couillons ou des cocus qui continuent bêtement de respecter les règles, ou êtes-vous du côté des malins qui ont compris le nouveau système et qui savent que les règles ne sont là que pour être tournées ? Prenez ce point vif de l’exaspération banale dans la ville d’aujourd’hui : la fraude dans les transports en commun. Si cela énerve autant les gens qui persistent dans leur grande majorité à refuser de tricher, c’est qu’ils ont l’impression que leur choix les range dans le camp des cons et des perdants.
E.L. : Mais vous le dites vous-même, l’illégalité a toujours existé : qu’il y a-t-il de nouveau ?
Ce qui est nouveau, c’est son caractère structurel qui tient à la nature de la globalisation intervenue ces trois dernières décennies. Sa philosophie repose sur la création délibérée d’espaces permettant de s’affranchir des règles nationales. À la fin des années 70, il existait des espaces nationaux très régulés, avec tout ce que cela impliquait de pesanteurs et d’aberrations. Souvenez-vous de l’économie administrée à la française. D’où le succès des orientations néolibérales qui ont percé à ce moment-là. L’idée s’est imposée chez les gouvernants qu’il fallait réformer ces sociétés trop rigides et compliquées, au besoin malgré elles, en les ouvrant sur l’extérieur, en les mettant en concurrence et en créant des mécanismes de contournement. La rencontre entre la contre-culture de la transgression qui s’était développée depuis les années 1960 et cette mondialisation fondée sur la dérégulation a ensuite fait exploser les cadres moraux qui tenaient les sociétés.
EL : « Ces mécanismes de contournement » ne sont-ils pas imputables à l’Union européenne plus qu’à la mondialisation ?
Les deux marchent ensemble. L’Europe a été effectivement pionnière en ce domaine. La mise en concurrence des systèmes de normes nationaux a été employée comme le moyen privilégié de les réformer. Pas de meilleur moyen de faire baisser l’impôt sur les sociétés que d’organiser un dumping fiscal qui permet aux entreprises de migrer en toute légalité là où les impôts sont les plus bas. La globalisation a ajouté son grain de sel à cette cuisine de sorcière en ouvrant aux très grands groupes et aux flibustiers indépendants un champ de manœuvre encore plus large et plus dérégulé, étant donné l’écart formidable des situations. La finance off shore est la clé de voûte de ce territoire de chasse. Il ne s’agit pas simplement de malversations particulières, mais d’une véritable philosophie en action : dès qu’on bute sur une règle embarrassante, la stratégie de l’acteur économique conscient et organisé consiste à trouver le moyen de passer au travers. Il y a des avocats et des consultants en pagaille pour vous aider dans ce sport !
EL. : Quel a été l’impact de ces changements sur la vie des communautés humaines ? Notre société souffrirait-elle d’anomie ?
Je n’emploierais pas ce terme: l’anomie, c’est la disparition de toutes les règles. Or, les règles existent toujours, mais notre rapport à la règle a changé. Nous vivons sous l’empire de la morale de l’exception. On ne refuse pas la règle, on s’y déclare même favorable, mais s’agissant de son propre cas, on pense qu’il est normal de la négocier – « moi, ce n’est pas pareil ». Tout le monde estime avoir d’excellentes raisons de réclamer un régime dérogatoire. Ceci, bien entendu, allant de pair avec le fait que chacun demande à l’État d’adapter la norme à ses petits besoins propres.
Gil Mihaely : Mais quand on est au chômage, quand nos enfants gagnent moins que nous, quand les retraites sont menacées, ne devient-il pas légitime de tricher avec les impôts, ou bien de rouler à 150 à l’heure ?
En effet, c’est ainsi qu’une grande partie de la population justifie ses petits ou grands accommodements avec la règle. C’est là que l’influence de la contre-culture se fait sentir.
E.L. : Mais une autre excuse, fréquemment invoquée, est le mauvais exemple donné par les élites. Les manquements et parfois les turpitudes observés au sommet expliquent-ils les transgressions commises à la base ?
Le problème est plutôt que nous vivons dans une société où il n’y a pas d’exemple ! Le fait nouveau, c’est que, pour la plupart des gens, les personnages exemplaires en apparence sont forcément des menteurs qui ont quelque chose à cacher. Le soupçon s’est généralisé. Le premier président de la Cour de cassation fume certainement des joints dans sa cuisine. Même le pape – et surtout lui – ne peut pas être irréprochable. Et lorsque l’Eglise lance des procédures de canonisation, cela fait rigoler pas mal de monde: l’idée qu’il pourrait exister des saints apparaît désormais spontanément comme grotesque.
G.M. : En êtes-vous sûr ? Ne croyez-vous pas plutôt qu’ils ont changé de visage ? Les bruyants éloges déversés sur la tombe de Stéphane Hessel, la revendication de son entrée au Panthéon ne sont-ils pas l’équivalent du « Santo Subito » des catholiques après la mort de Jean-Paul II ?
Non, désolé, mais Stéphane Hessel, aux yeux du public, n’est ni un saint, ni même un exemple. Dites-moi qui a le poster de Stéphane Hessel dans sa chambre ?
E.L. : Nicolas Demorand, peut-être !
Qui sait ? Stéphane Hessel n’était même pas un maître à penser, c’était seulement une vedette des bons sentiments, comme il y en a de la variété, avec son tube. Indignez-vous pourrait d’ailleurs aisément se transposer en rap…
E.L. : S’il n’y a plus d’exemples, si le rapport à la règle est aussi fluctuant, si chacun prétend adapter la morale commune à son cas personnel, reste-t-il des gens qui ont le sens de « ce qui se fait » ?
M.G. : Oui, il existe toujours un fond de conformisme social et des personnes qui respectent les règles sans se poser de questions. Seulement, comme le contexte oblige tout le monde à se poser des questions, les gens intégralement conformistes sont aujourd’hui devenus très rares. La nouveauté de notre temps, c’est l’activation du choix, un choix d’autant plus libre que l’impunité, de surcroît, est largement acquise, comme en témoignent les statistiques judiciaires. La peur du gendarme n’a plus le rôle qu’on a pu lui prêter.
EL : Seriez-vous en train de nous dire que tout fout le camp et qu’il n’y a plus de valeurs ma bonne dame ? ?
Il n’y a ni plus ni moins de valeurs qu’avant, ce sont les conditions de leur mise en œuvre qui ont changé. La nouveauté, je le répète, c’est l’émancipation croissante des individus vis-à-vis des contrôles sociaux élémentaires, qui les conduisaient autrefois à se tenir à carreau, ne serait-ce que parce qu’ils étaient placés sous le regard des autres.
GM : Ne faut-il pas, en ce cas, incriminer la disparition de la culpabilité et de la honte ou même, comme le disait Alain Finkielkraut à propos de l’affaire Iacub, celle du surmoi ?
Non, je ne crois pas que la dimension du surmoi ait été totalement évacuée de la psychologie des individus. Elle fonctionne différemment parce que la culpabilité a changé de sphère. Si elle jouait jadis un très grand rôle dans la vie psychologique des individus, ne l’oublions pas, c’était surtout sur le plan des mœurs, principalement sexuelles. Ce qui a complètement disparu, en revanche, c’est la respectabilité sociale, qui était naguère un élément déterminant des conduites individuelles. Aujourd’hui, plus personne ne cherche à être « respectable ».
E.L. : Cette respectabilité n’a-t-elle pas tout simplement été remplacée par la notoriété cathodique ?
En effet, mais la célébrité demeure l’affaire d’un groupe somme tout restreint, tandis que la respectabilité était ouverte en principe à tout le monde. Les personnes de « bonne vie et mœurs », comme on disait à l’époque, étaient légion. C’était même une catégorie judiciaire très importante. Reste que cette respectabilité concernait essentiellement les mœurs : est-ce donc cela, les valeurs ? Je ne le crois pas et je ne me plains d’ailleurs pas outre mesure que tout cela appartienne au passé.
E.L. Nous non plus, rassurez-vous ! En attendant, les évolutions multiformes que vous analysez traduisent-elles un déclin général de la morale ? À l’émergence d’une nouvelle morale à géométrie variable ? Prenons un exemple très simple d’interdit: tu ne voleras pas. Aujourd’hui, est-ce mal de voler ?
Globalement oui. Mais, et c’est cela la nouveauté, tout dépend de qui on vole : si vous chapardez au supermarché, vous volez un grand groupe, donc la plupart des gens n’y attacheront aucune importance – si vous vous faites pincer, c’est autre chose, vous retombez dans la catégorie des couillons. En revanche, voler l’épicier du coin qui est un pauvre comme vous, ça, c’est dégueulasse.
E.L. : La réprobation sociale n’est pas particulièrement vigoureuse quand on brûle des voitures dans les cités !
Au contraire, la réprobation est énorme – sauf si on brûle la caisse pourrie du voisin pour l’aider à arnaquer l’assurance ! Dans ce cas, tout le monde approuve chaleureusement cette action de redistribution sociale – appelons les choses par leur nom. En revanche, quand il s’agit de la bagnole de quelqu’un qui n’a que ça pour aller bosser et qui, comble de malchance, est mal assuré, c’est l’indignation générale.
E.L. Vous évoquez la « culture racaille » dont Pascal Bruckner montre dans ce numéro qu’elle s’est diffusée dans toute la société. Mais au départ elle a été importée des ghettos US dans nos cités. Du coup, beaucoup de gens imputent à l’immigration la perte du sens moral qu’ils observent. Ont-ils raison ?
Il est vrai que ce sont les enfants de l’immigration qui sont majoritairement porteurs de cette culture. Pour autant, je ne suis pas sûr qu’elle soit liée à l’immigration en tant que telle. N’oublions pas que l’invention du « voyou sympathique », célébré par le cinéma, a précédé l’immigration de masse en Europe. Et si la culture américaine a sans doute été une source d’inspiration, n’oublions pas non plus que la société états-unienne demeure, elle, très moraliste. Le phénomène dont nous parlons a des racines autochtones, et c’est un mouvement général. Le gauchisme culturel n’a pas attendu les cités pour célébrer savamment les « illégalismes ».
E.L. : Aujourd’hui, on parle plutôt de désobéissance.
Oui, parce qu’entre temps il a été fait appel à un puissant modèle justificateur, celui de la désobéissance civile. Notre nouveau climat moral est étroitement lié à un contexte français, dans lequel la délinquance est tenue de manière plus ou moins explicite pour un mode légitime de résistance sociale.
E.L. : Finalement, n’est-ce pas la morale commune qui a disparu au profit d’un self-service dans laquelle chacun se bricole la sienne ?
Ce self-service individuel existe, mais à l’intérieur d’un large consensus sur les valeurs ultimes, que l’on peut résumer au respect de la liberté de chacun. Ce consensus est, lui aussi, une nouveauté : il y a quelques décennies encore, il y avait de grandes différences, sur le plan des valeurs, entre les milieux sociaux, entre religieux et laïcs, ou entre castes professionnelles. Cette hétérogénéité a été laminée : on peut désormais parler d’un monothéisme des valeurs.
E.L. : D’accord, tout le monde est pour la solidarité, le respect de l’autre, la dignité humaine. Mais alors, qu’est-ce qui ne marche pas ?
Ce qui ne marche pas, ou en tout cas, qui ne dépend plus d’un cadre commun, c’est la réponse à la question concrète qui se pose en permanence à chacun de nous: comment dois-je agir dans ce cas précis ? Là, c’est l’anarchie totale, le self-service à tous les étages: il faut parler en ce sens d’un polythéisme des jugements. Les magistrats qui s’occupent des jeunes délinquants décrivent bien ce comportement : les accusés ne récusent pas du tout la loi, ils affirment simplement que dans tel cas précis, ils avaient le droit de la transgresser. Chacun estime pouvoir décider en conscience de la manière d’appliquer une règle commune.
E.L. : Assistons-nous à l’émergence d’un droit à la transgression ?
Non, mais d’un droit à l’appréciation. Les critères classiques du bien et du mal n’ont pas bougé. Mais chacun se prétend juge des limites où il y a ou non transgression – « ça te regarde ? Occupe-toi de toi ! »
E.L. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai du mal à vous imaginer détruisant un abribus…Plus sérieusement, ces fractures morales ne révèlent-elles pas une perte du sens de l’intérêt général, et plus encore du sentiment d’appartenance ?
M.G. : Faisons la part de l’illusion d’optique rétrospective ! Il était beaucoup plus facile de définir l’intérêt général quand les intérêts particuliers ne s’exprimaient pas ou peu et quand c’étaient les chefs qui avaient le monopole de son énonciation. Quant au sentiment d’appartenance, il est peut-être plus fort que jamais, mais sous une forme problématique ou inopérante: notre commune humanité, le respect de l’égale dignité des individus.
EL. : Pourquoi ces beaux sentiments sont-ils problématiques ?
Parce que la commune humanité ne fait pas une société ! L’immense majorité des gens tiennent au respect des règles de coexistence, mais dans la vie quotidienne, lorsqu’il s’agit de faire fonctionner une ville, une nation, un pays, ce sentiment du commun ne marche pas. Plus précisément, il ne fait pas le poids face aux intérêts particuliers et aux points de vue individuels, qui sont investis de la légitimité par excellence. Sur le fond, nous sommes d’accord sur tout ; en pratique, dans la vie de tous les jours, nous ne sommes d’accord sur rien.
Propos recueillis par Elisabeth Levy et Gil Mihaely.