Séance de questions-réponses à la suite de la conférence de Marcel Gauchet intitulée « La question de la transmission« .
QUESTION : Pourquoi a-t-on laissé tomber des méthodes finalement, semble-t-il, plus fonctionnelles ? De façon très concrète quand je vois la génération de mes grands-parents, ce sont des gens qui ont eu accès à l’école pour la première fois, qui ont appris à lire, écrire et calculer et qui calculaient mentalement mieux que moi et qui écrivaient et qui écrivent toujours mieux que moi qui ai fait l’université. Voilà.
MARCEL GAUCHET : Je n’ai pas la réponse. Ce que je peux répercuter, c’est l’argument en fonction duquel s’est opéré cet abandon. L’argument, c’est qu’il n’est pas vrai que ça marchait. Et qu’en fait, ça marchait effectivement pour une petite proportion, qu’on peut évaluer différemment, de la population scolaire et que ça en laissait un grand nombre en dehors du coup. Et que donc, il fallait trouver d’autres méthodes plus inclusives supposées permettre de toucher une population non seulement plus large, mais idéalement complète. Le programme nouveau qui s’est mis en place dans nos systèmes scolaires, c’est la lutte contre l’échec scolaire. C’est l’objectif prioritaire qui commande les politiques publiques dans le domaine de l’éducation. On ne peut pas dire d’ailleurs que ça ait un succès éblouissant, mais c’est ça l’objectif, et c’est là l’argument. Alors c’est une question qui pourrait en un sens être éclairée par des études empiriques beaucoup plus poussées que celles qu’on a faites jusqu’à présent. Parce quel était le taux d’échec de ces méthodes ? On a assez de documents pour le mesurer assez précisément. Je ne connais pas de choses qui ont été faites dans ce domaine, mais ça serait faisable. Et est-ce que ce taux d’échec était si supérieur à celui des systèmes que nous appliquons aujourd’hui ? Voilà, mais nous en sommes là… pour ne pas en dire beaucoup plus.
QUESTION : Voilà, mon point de vue est plutôt celui d’un pédagogue. Alors dans ce que vous avez dit, j’ai été réconforté par le fait que vous parliez finalement d’une fatalité de la nécessité d’un apprentissage, d’une transmission. Ça sauvera quand même le boulot des enseignants. Mais d’un autre côté, j’ai une question au préalable : Est-ce que, pour qu’un enfant accepte d’être apprenant, il n’y a pas un certain nombre de conditions ? Et il me semble que, si la transmission est nécessaire, encore faut-il que l’individu fasse le chemin de devenir apprenant ? Et j’ai l’impression qu’être un apprenant et accepter d’être un apprenant est déjà un très long chemin. Parce que je me dis que là-derrière, il y a quand même l’acceptation de l’altérité et je pense qu’avec les problèmes de socialisation que nous avons, ce n’est pas toujours évident… et accepter l’altérité c’est aussi faire un chemin d’intériorité… est-ce que ce n’est pas finalement un très long chemin que de devenir apprenant ? Et puis quand on devient apprenant, eh bien, il n’y a plus qu’à apprendre…
M. G. : Vous mettez le doigt sur ce qui est la question nouvelle apparue dans nos sociétés. Et qui se présente sous la forme d’une injonction paradoxale pour les jeunes générations d’aujourd’hui. Devenir apprenant, c’est une question qui n’aurait eu aucun sens même encore dans les années 1950 en Europe. S’il y a une chose qui était donnée pour aller de soi, c’est qu’il n’y avait pas le choix. On était apprenant, puisqu’on était entrant dans une société qui s’imposait avec ses codes, ses usages, ses règles, le bagage de connaissances indispensables pour l’existence dans les différents milieux sociaux, l’exercice d’une profession, l’appartenance à une nation… que sais-je ? Il y avait une évidence que notre condition était d’apprendre et apprendre voulait tout simplement dire être comme ses devanciers. Il fallait faire le chemin qui vous paraissait être nécessaire pour être l’équivalent de ce qu’étaient vos parents, les gens de votre environnement. Il fallait s’identifier à la condition commune. C’était ni plus ni moins ça. La grande nouveauté sur laquelle vous mettez le doigt, c’est qu’en effet, ça ne va pas de soi. À partir du moment où le statut d’individu est posé comme le préalable à tout, il faut effectivement se mettre dans la disposition intérieure d’acquérir et d’apprendre qui n’est pas donnée naturellement. Donc, c’est une question tout à fait nouvelle. C’est très important parce que ce n’est pas une donnée générale de la condition humaine. C’est vraiment une question nouvelle surgie dans nos sociétés. Et quand je parlais d’injonction paradoxale, je voulais juste souligner que l’émergence de cette question nouvelle va de pair avec une généralisation et une radicalisation de l’obligation scolaire. Parce que dans nos sociétés on dit aux enfants et aux jeunes deux choses qui ne vont nullement de soi ensemble : « c’est à toi d’apprendre et de savoir ce que tu veux apprendre ». Mais on leur dit aussi : « il y a une chose à laquelle tu ne peux pas couper, c’est d’aller à l’école. Tu fais ce que tu veux, mais tu n’es pas libre de ne pas être scolarisé ». Alors, il y a évidemment une tension certaine entre les deux choses. Et ce n’est pas le moindre problème auquel nous avons affaire. Parce qu’après tout la bonne logique de l’individualisation ce serait de dire : « tu vas à l’école si tu as envie d’y aller ». Et ça… pour d’autres raisons, c’est tout à fait exclu. Jamais l’obligation scolaire n’a été imposée comme aussi impérative, aussi tôt, aussi longtemps. Bon… ça crée pour le moins une tension considérable dans le système, d’emblée.
QUESTION : J’aimerais que vous explicitiez un peu davantage ce que j’ai cru comprendre comme une prise de distance vis-à-vis de ce que Bourdieu et Passeron nous ont appris… puisque j’ai cru comprendre tout à l’heure que vous mettiez justement en évidence la difficulté de l’accès au monde de l’écrit et des signes en lien notamment avec l’origine familiale… donc est ce que vous pourriez allez un peu plus loin dans ce que vous avez évoqué tout à l’heure comme critique .
M.G. : Il y avait quelque chose de très juste dans les observations formulées dans Les Héritiers en particulier, et qui ont été à mon sens complètement gauchies dans la manière dont ils ont repris, quelques années plus tard, l’interprétation du phénomène dans La Reproduction. Ce qui était très juste dans l’observation sur les héritiers, c’était l’espèce d’avantage que conférait la connaissance des connivences culturelles des savoir-faire qui permettaient aux enfants des milieux les mieux éduqués d’avoir des résultats spontanément supérieurs à ceux d’enfants qui arrivaient de milieux où cette connivence culturelle n’existait pas. Ils ont mis le doigt sur quelque chose de très juste qui est précisément l’importance de ce que j’appelais moi : les « savoir-faire ». À ceci près que, une chose est l’observation, autre chose est l’interprétation de ces phénomènes dont ils se sont obstinés à donner une interprétation de classe… et une interprétation de classe axée sur la culture littéraire, la dimension rhétorique référée à l’arbitraire culturel alors que les savoirs scientifiques échappant à cet arbitraire culturel, par la nécessité logique qui organise le résultat, eux, permettraient une plus grande transparence dans l’accès. En France, ça s’est traduit par un renversement radical d’orientation des programmes au profit des filières scientifiques avec l’idée qu’elles étaient plus démocratiques parce que les savoirs scientifiques étaient supposés comporter beaucoup moins d’aprioris culturels, beaucoup moins d’arbitraire de classe, de codes liés à des appartenances et permettraient une démocratisation de l’enseignement. Nous avons là une expérience qui a été faite grandeur nature à l’échelle d’un pays sur trente ans… nous avons des résultats très clairs : c’est le contraire ! Il n’y a pas plus socialement sélectif que les disciplines scientifiques. En mettant l’accent sur la dimension mathématique et sur les savoirs abstraits logiques, on a abouti au contraire à une sélection sociale encore plus impitoyable que celle que réalisait effectivement la primauté d’une culture littéraire où la connivence rhétorique jouait un rôle effectivement important par ailleurs. C’est une expérience qui fait beaucoup réfléchir et qui permet, je crois, de distinguer ce qui est vraiment l’objet dont il faut s’occuper : c’est les savoir-faire qui n’ont rien à voir avec des savoirs méthodiques, mais qui sont l’accompagnement obligatoire de tout apprentissage. C’est d’ailleurs ce qu’aujourd’hui on voit ressurgir du côté de la notion de compétence : les compétences, il ne suffit pas de savoir des choses, il faut encore savoir les utiliser. Et la compétence dans le sens respectable de la notion qui par ailleurs est instrumentalisé à d’autres fins… professionnelles, etc. La compétence c’est une chose qui existe. C’est qu’en effet, il y a un savoir-faire qui permet d’utiliser le savoir, qui est d’un autre ordre. C’est d’avoir la présence d’esprit, le jugement… ça permet de savoir ce qu’il faut mobiliser dans telle ou telle situation. Ça existe indiscutablement. Je crois qu’on a affaire à quelque chose qui est d’un autre ordre que l’arbitraire culturel ou la connivence de classe et dont il faut penser la consistance par soi même et chercher à expliciter ces savoir-faire -qui sont présents dans les savoirs scientifiques et logiques autant que dans les savoirs littéraires traditionnels- pour eux-mêmes. Voilà, l’enjeu de la question. Et qui évidemment comporte une dimension de classe dans le sens où précisément ils empruntent la voie de la transmission, une transmission qui se fait de manière spontanée et directe et qui n’a pas l’aspect d’une démarche pédagogique explicite. Ça, c’est vrai. Mais pour autant, ils ne sont pas un instrument de la classe dominante en vue de la production de sa domination, ils sont simplement un accompagnement, une situation d’inégalité sociale à laquelle on peut remédier justement par l’explicitation. Et, moi, le plus grand reproche que je fais aux disciples de Bourdieu et Passeron dans ce domaine… D’ailleurs c’est une chose dont j’ai eu maintes occasions de discuter, non pas avec Bourdieu parce que, bien que c’était mon collègue, il était peu disponible pour discuter de manière générale. Passeron, ce n’est pas le cas en revanche et Passeron lui-même le reconnait volontiers : rien n’a été fait dans ce domaine depuis les années ’60. L’explicitation des savoir-faire qui accompagnent -et dans le domaine scientifique tout particulièrement- l’acquisition des savoirs purement abstraits, logiques, dans leur progression rationnelle, de ce côté-là, on a très peu avancé. Et pourtant il y avait la possibilité d’aller assez loin, rien ne l’empêchait.
QUESTION : Pour un peu rebondir sur l’idée de savoir et savoir-faire, je me demande si… Vous avez beaucoup insisté sur une sorte de nécessité du maître qui soit là avec le savoir, qui soit un petit peu l’acteur premier de la transmission. Au niveau des savoir-faire, je me demande s’il n’y a pas une réflexion à avoir aussi sur ce que j’appellerais la transmission horizontale qui peut se faire entre les enfants qui apprennent ensemble, entre les étudiants qui sont ensemble… Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose à réfléchir aussi sur notamment cet aspect du savoir-faire plus que sur le savoir en lui-même ?
M.G. : Bien sûr, ça existe. Ça existe à tous les niveaux. Chacun sait que pour apprendre à mieux jouer au football, mieux vaut appartenir à une bonne équipe qu’à une mauvaise. C’est au contact de meilleurs joueurs que vous que vous allez progresser. Et on retrouve ça, aujourd’hui, à tous les niveaux. On a plus envie d’être chercheur dans une bonne équipe de chercheurs très réputés parce que l’effet d’entraînement et d’acquisition de cette dimension existe évidemment. Et on peut en faire un bon usage. Je dirais néanmoins si vous voulez… c’est une dimension très importante, je ne voudrais absolument pas le minimiser. Je pense que l’intervention du maître ou de l’adulte ou du patron d’une équipe, à quelque niveau que ce soit et dans quelque registre que ce soit, est incontournable, parce qu’on a affaire là à quelque chose qui est tout à fait transversal par rapport aux différents domaines de l’expérience humaine. Ça se retrouve dans tous les secteurs d’activités. Je crois qu’il faut l’intervention de quelqu’un qui a la conscience du problème et qui peut orienter cette opération de mutualisation qui a lieu dans tous les cas parce que, dès qu’il y a un groupe, il y a des effets de communication entre les personnes qui interviennent, c’est évident. L’intervention du maître ajoute une dimension démultiplicatrice et, qui plus est, une composante de réflexivité par rapport aux acteurs qui est très importante. Si vous avez quelqu’un qui sait repérer dans une classe les gamins doués qui sont très à l’aise dans le registre des savoir-faire, il peut aider les autres à comprendre où sont les bons savoir-faire, ce qui ne va pas nécessairement de soi. Parce que la mauvaise monnaie peut aussi chasser la bonne. Toute personne qui s’est retrouvée devant une classe peut aisément, n’importe quel parent aussi d’ailleurs, peut aisément se représenter le fait que les mauvaises pratiques, les mauvais savoir-faire ont aussi une séduction certaine contre laquelle il faut éventuellement lutter. Il y a des méthodes plus économiques que les autres. On le sait bien. Et donc la capacité d’orienter ce processus, d’agir sur lui, de l’encourager, de le développer est très importante. Et surtout le fait de rendre les gens, qui peuvent être des enfants ou des adultes, conscients de ce qu’il y a des bonnes manières de faire et des moins bonnes… les rendre conscients de ça, ça, c’est quelque chose qui suppose l’intervention d’un tiers extérieur. D’ailleurs, ça ne se fait jamais simplement entre les personnes. Ça peut se faire. Mais c’est mieux quand il y a quelqu’un qui est là pour orchestrer le processus et lui donner une dimension plus réfléchie. Mais ça veut dire en effet qu’être pédagogue, c’est aussi ça, c’est être capable d’observer la manière dont se passent les interactions à l’intérieur d’un groupe et les encourager dans la bonne direction. Donc ce que vous dites est vrai mais ça n’élimine pas l’utilité de quelqu’un qui est là pour donner le tempo ou le sens de ce processus qui a lieu de toute façon.
QUESTION : Je voulais vous demander si, dans le fond, on n’assiste pas actuellement à une transmission inversée. C’est-à-dire que les enfants deviennent ceux qui apprennent, par exemple, l’informatique aux parents. Alors est-ce qu’on peut encore parler de transmission, est-ce que c’est autre chose ? De quoi s’agit-il finalement dans ce système, où c’est l’après qui transmet à l’avant ?
M.G. : N’exagérons pas la portée du phénomène. Pourquoi les enfants apprennent-ils l’informatique à leurs parents ? Parce qu’ils l’ont apprise à l’école… pas parce qu’ils l’ont apprise en naissant dans les choux. Les enfants, au berceau, de nos jours, ne savent pas se servir d’un ordinateur en dépit des progrès considérables… voilà, vous voyez ce que je veux dire. Donc, ce sont des effets de transmission scolaire prolongée. Les enfants sont les truchements auprès de leurs parents de l’éducation scolaire tout simplement dans un domaine où les parents sont ignorants, sauf s’ils ont un domaine professionnel d’expertise qui les oblige à être eux-mêmes dans le coup, et suivre des formations dans ce domaine, voilà. C’est un cas très particulier. Et si vous voulez, ça porte essentiellement, effectivement, sur l’usage des nouvelles technologies. Mais, vous savez, beaucoup d’enfants d’immigrés apprennent à leurs parents la langue du pays dans lequel ils arrivent comme par le passé, beaucoup d’enfants du peuple, par exemple en France où il y avait des langues régionales très puissantes. Ils apprenaient en fait le français standard à leurs parents. Donc, ça a toujours existé en un sens, mais ça porte justement sur des choses très particulières. Ça n’enlève rien à mon avis aux phénomènes fondamentaux de la transmission. Marie-Claude Blais viendra vous en parler spécifiquement dans quelque temps, la transmission familiale continue d’être efficace, elle est plus que jamais efficace d’ailleurs. Il y a bien un problème d’inégalité aujourd’hui dans toutes nos sociétés. Ce qui est vraiment efficace aujourd’hui, c’est la transmission familiale. L’efficacité du système scolaire diminuant, l’importance de ce qui est transmis par la famille, y compris en fonction du fait que les familles ont très inégalement conscience de la chute des performances scolaires, grandit. Et qu’est-ce qui se transmet effectivement par les familles ? Le langage, à la base. C’est dans les familles que, pour l’essentiel, les enfants apprennent à parler. Et ça n’est pas rien. On sait même que c’est absolument discriminant. La nouveauté de la situation où nous sommes étant que ça n’est plus simplement une affaire de classe comme ça l’était de manière assez monotone, il n’y a pas si longtemps, en tout cas de manière dominante. Aujourd’hui les familles les plus efficaces sur le plan éducatif, ça n’est pas mystérieux, dans tous les pays du monde développé en tout cas, on a les statistiques, c’est les familles d’enseignants. Ça veut dire au moins que les enseignants savent toujours enseigner, sauf qu’ils n’arrivent plus à enseigner qu’à leurs enfants. Mais c’est quand même une conclusion intéressante parce qu’ils savent notamment faire ça. Alors qu’il y a des familles tout ce qu’il y a de bourgeoises, tout ce qu’il y a bien dotées culturellement avec tout ce qu’on veut, qui s’occupent très peu de leurs enfants sur ce plan, au nom justement d’une idéologie : « Essaie de te débrouiller individuellement, c’est ton affaire, mon garçon, débrouille toi ! ». Donc, ça ne marche plus de manière aussi mécanique en termes de classes, même si globalement les corrélations restent fortes. Ce qu’on apprend dans les familles, c’est essentiellement à la fois des valeurs morales et des comportements de civilité. La civilité s’apprend toujours dans les familles et on sait que, par exemple, c’est en train de devenir quelque chose de totalement discriminant du point de vue du destin social des personnes. Le recrutement professionnel se fait là-dessus. On regarde ce qu’on appelle pudiquement le degré de socialisation : si vous vous asseyez sur le bureau du directeur des ressources humaines, vous ne serez pas pris ! La manière dont vous vous présentez socialement est absolument déterminante dans les profils professionnels recherchés. C’est très clair. Ça, ça se passe dans les familles, fondamentalement. Et de même, tout ce que j’ai pointé tout à l’heure en parlant de savoirs ésotériques, alors là c’est particulièrement typique, on est musicien de père en fils, de mère en fille. Le goût esthétique, ça s’apprend dans les familles, fondamentalement. De même on est mathématicien par hérédité dans des proportions absolument écrasantes. Quand on essaie de reconstituer les filières des gens les mieux dotés dans ce domaine, il n’y a pas de mystère, 80 % des élèves des grandes écoles scientifiques en France viennent de familles qui avaient un très haut niveau d’éducation scientifique. Précisément, de par l’ésotérisme des savoirs dont je parlais. Ils se délivrent dans les familles. Tout ça veut dire qu’il n’y a pas d’inversion là. Il y a inversion dans un certain nombre de secteurs et surtout, par exemple, les adolescents apprennent à leurs parents une partie de la société dans laquelle ils vivent et dont ils ont une conscience limitée : nouvelle manière de parler, nouveaux usages, parce que c’est le front, la culture juvénile est le creuset d’inventivité de nos sociétés sur beaucoup de terrains. Mais ça n’empêche pas que des transmissions tout à fait fondamentales et déterminantes pour le destin social des personnes continuent de se jouer dans les familles. Et on constate avec stupeur, en effet, l’accroissement des inégalités scolaires sans mesurer quelle est sa racine qui est précisément la persistance de cette dimension de tradition qui évidemment assigne à une école démocratique qui prétendrait être capable de corriger les fatalités de destin social, une part essentielle de sa mission. Il s’agit de corriger ça. Si l’école ne prend pas en charge cette dimension de transmission par des moyens qui ne sont pas ceux des familles… ça nous ramène à la question qu’on évoquait tout à l’heure à propos de Bourdieu. Si les écoles ne font pas ça, ce sont les familles qui le font et les inégalités s’accroissent mécaniquement. Parce qu’en revanche, les milieux populaires aujourd’hui, pour d’autres raisons -notamment parce qu’ils ont perdu cette culture autoritaire, on peut s’en féliciter par ailleurs, qui faisait leur efficacité éducative- les milieux populaires ont une efficacité éducative de plus en plus limitée. C’est aussi une des choses qu’il est difficile d’évoquer mais qui fait partie des secrets de polichinelle de la situation de l’enseignement dans nos sociétés. Donc, transmission inversée, n’exagérons pas !
QUESTION : Voilà, je parle d’un endroit où je pratique les pédagogies actives depuis 30 ans. Et donc, peut-être de manière étonnante, je suis d’accord avec tout ce que vous dites. D’autant plus que vous avez précisé au départ que le modèle actuel était l’activité individuelle de l’enfant. Mais vous n’avez pas dit grand-chose sur l’activité collective, sur ce qu’on peut attendre de l’activité collective des enfants. Et l’endroit où je voudrais le plus intervenir dans tout ce que vous avez dit, c’est quand vous avez énoncé : lire, écrire, compter et que vous avez comparé ça à l’apprentissage par exemple de la musique ou du sport. Je trouve que c’est un boulevard ouvert devant des dizaines d’enseignants à qui on dit et redit « faites des feuilles et des feuilles de calculs ou des lectures et des lectures », et qui n’ont finalement pas de sens pour les élèves… Alors je sais que la question du sens est une question complexe, mais disons que, voilà pour faire court, j’aimerais bien que vous puissiez les articuler ou voir si vous êtes d’accord avec l’idée que transmission et activité ne sont absolument pas antinomiques ?
M.G. : Ca, je n’ai aucune difficulté à reconnaitre qu’il n’y a pas du tout d’antinomie. Mais qu’historiquement ça s’est présenté comme antinomique. Et c’est l’erreur dont il faut que nous sortions. Il y avait à cela de très forts motifs. Parce que transmission s’articulait sur tradition. Et bien nous sommes aujourd’hui dans la situation, ce qui nous facilite la chose, de pouvoir penser transmission sans tradition. Il ne s’agit pas d’imposer des manières d’être ou des modèles déjà là qui forcément se présentent comme antinomiques par rapport à la libre expression individuelle. Donc nous sommes dans une bonne position pour repenser la transmission hors de la tradition, qui était en fait la dimension sociale qui pesait là derrière et la rendait peu sympathique, il faut bien le dire. C’est la grande dissociation qui s’est opérée qui nous permet de revoir autrement le problème. Et de la même façon, je crois qu’un peu de volonté de privilégier l’activité individuelle des élèves éloigne de la transmission, mais beaucoup y ramène. Parce que quand on réfléchit sur le but de cette activité individuelle, il est effectivement d’apprendre, au sens dont j’en ai parlé. C’est-à-dire notamment, sur le plan fondamental, de rejoindre toujours quelque chose comme une communauté de ceux qui savent. L’objet de l’enseignement c’est de créer une communauté des esprits. Et de ce point de vue là, on retrouve bien quelque chose qui relie l’activité individuelle à une dimension de transmission d’essence collective, donc il n’y a pas du tout d’antinomie, justement. Et nous sommes dans les conditions où nous pouvons mieux articuler ces dimensions, indépendamment des débats idéologiques à l’intérieur desquels tout ça s’est joué, il y a des décennies maintenant et qui n’ont plus d’intérêt qu’archéologique. Il faut surtout cesser de jouer ces guerres du passé qui n’ont plus lieu d’être. Parce que de toute façon, on pourrait essayer de restaurer l’enseignement traditionnel…je souhaite bonne chance aux gens qui essaieraient de le faire sérieusement. J’aimerais savoir comment ils vont s’y prendre. Je serais très curieux de voir ça, ça serait une expérience intéressante… c’est simplement impossible. Donc, il faut prendre acte de la nouveauté de la situation dans laquelle nous sommes et en un sens la situation est difficile mais, en un autre sens, tout à fait favorable parce que précisément nous pouvons sortir de guerres de tranchées qui n’ont absolument plus lieu d’être.
QUESTION : Vous distinguez très souvent le savoir et le savoir-faire. Est-ce que dans les savoir-faire, c’est autre chose que la médiation de l’enseignant que vous recommandez sur le comment apprendre, pourquoi apprendre et le plaisir d’apprendre. C’est autre chose, ce savoir-faire ? Si vous pouviez donner un exemple de savoir-faire distinct du savoir. Est-ce que c’est autre chose que les trois concepts que je viens d’énoncer ?
M.G. : Les trois choses que vous avez évoquées peuvent être des accompagnements, rien n’empêche, le plaisir d’apprendre ne se décrète pas. Très bien, s’il est là. Parfait, mais on ne peut pas en faire un moteur dans la mesure où on n’a pas la maîtrise de son déclenchement. On peut le viser, mais on ne peut pas être sûr de son arrivée. Mais si vous voulez, prenons les choses au plus haut niveau parce que c’est là d’une certaine manière où elles sont les plus lisibles, paradoxalement. Avec des enfants, très souvent, savoir et savoir-faire se confondent assez parce que ces savoir-faire sont très élémentaires. Même s’il y a lieu de faire des distinctions mais j’ai évoqué de ce point de vue là le livre de Françoise Vaquet qui se situe dans le domaine de la recherche scientifique la plus exigeante, elle a étudié justement un corpus tout à fait passionnant qui est celui des éloges, nécrologiques ou posthumes, en tous les cas des élèves envers les maîtres dans l’ordre des sciences dures. On pourrait dire dans ce domaine : comment des chercheurs de haut niveau peuvent-ils se reconnaître des maîtres ? Ça n’a aucun sens. Eh bien, si. Dans l’ordre des savoir-faire. On était là face à des mathématiciens, on était là face à un problème et à chaque fois, ils nous apprenaient comment il fallait s’y prendre avec ce problème. C’est le « comment », c’est le « mais, par quel bout, on le prend ? ». Mais vous avez ça dans d’autres domaines, sur le comment on pose une question dans l’ordre théorique. Ce sont des choses qui ne sont pas dans l’objet scientifique lui-même. Un jeune mathématicien de mes amis, qui partait dans une université fort loin, alors que je sais par ailleurs qu’il n’est pas spécialement porté sur le tourisme en général, je lui disais : « Pourquoi ce séjour, en mathématique, on n’a pas besoin de ça » ? Il me disait : « si, parce que rien de ce qui est écrit dans leurs articles ne me permet de comprendre -les gens chez qui il allait- comment ils font ». On y revient. Même dans des mathématiques très abstruses, ce n’est pas la déduction logique qui vous permet d’arriver au traitement d’un problème. C’est une manière de circonscrire la difficulté, de l’aborder, du biais par lequel on la prend. C’est un savoir-faire d’un genre très sophistiqué puisqu’il implique une maîtrise théorique du domaine. Ce n’est pas du bricolage… Mais c’est néanmoins d’un autre ordre. On en sait très peu là dessus. On a très peu d’explicitation de ce phénomène.
QUESTION : Sur le pourquoi, le mot savoir-faire n’est plus très bien approprié… Pourquoi. « Comment » ça va très bien : « Comment savoir-faire ». Mais pourquoi apprendre, il faudrait peut-être…
M.G. : Le niveau « pourquoi apprendre », il ne se pose plus au niveau de la recherche fondamentale que j’évoquais à l’instant. On suppose que les gens qui sont là savent pourquoi ils sont là. C’est à un niveau beaucoup plus élémentaire que ça se passe. Et là on retrouve exactement la même chose sous un autre angle. C’est tout simplement la supériorité ou l’exemplarité des gens qui eux savent. C’est l’incarnation personnelle d’une certaine aisance ou d’une certaine maîtrise dans l’abord des questions qui vous donnent l’impression que vous avez tout intérêt à l’acquérir. On est bien dans de la transmission… parce que ça passe vraiment par une relation personnelle, qui peut être très variée, qui peut être la bonne élève de la classe ou le maître ou un adulte que vous connaissez par ailleurs, qui donne du sens par la manière dont la maîtrise qu’il a de la connaissance vous donne envie de l’avoir. Ça s’incarne là aussi toujours de manière très personnelle. C’est du savoir-faire, c’est-à-dire que ce n’est pas le fait qu’il le sache, il n’en parle jamais mais c’est la manière dont il l’incorpore personnellement et dont il en fait quelque chose dans son existence de la façon la plus familière qui donne du sens pour vous au fait « j’ai envie de savoir ce qu’il sait »…
QUESTION : Ceci dit, ce n’est pas forcément en face à face, sinon vous nieriez l’importance de vos livres…
M.G. : …bien entendu
QUESTION : On vous lit sans vous avoir rencontré…
M.G. : …ha, ben évidemment ! Donc, c’est une dialectique. Il y a besoin d’une communication abstraite, générale, ouverte. Nous vivons dans un univers de savoirs impersonnels. Dont le livre, à côté de bien d’autres moyens, est l’exemple même. Nous sommes capables de lire des livres de gens morts depuis très longtemps et d’y trouver de l’intérêt. Mais ces livres éventuellement vont nous parler d’autant plus que nous aurons trouvé sur notre chemin, et ça peut-être en dehors de l’école, n’importe où, quelqu’un qui est capable de nous en parler d’une manière qui nous fait penser que c’est vraiment intéressant de s’y plonger, en fonction de ce qu’il en a fait, pas en fonction du savoir qu’il vous déverse. Et on sait très bien que c’est très souvent, à la limite, en dehors de l’enseignement que les enseignants enseignent. Par les conversations qu’ils ont avec leurs élèves, leurs étudiants, sur un niveau très familier. C’est là que ça se passe. Parce que c’est autre chose, c’est clair, que ce qui se passe simplement dans une démarche construite qui s’adresse à tout le monde, l’échange interpersonnel à des effets prodigieux et inattendus. On ne peut pas les calculer en même temps. C’est bien pourquoi on est dans une transmission et pas dans une pédagogie rationnelle où on pourrait maîtriser ce genre d’effet, mais ça existe. Donc, on le retrouve partout. C’est tout à fait anecdotique, mais ça répond à votre question sur le plaisir d’apprendre : un grand journaliste me racontait, peu importe les circonstances, ce qui lui avait donné l’envie d’être journaliste. Pour tout vous dire je m’étonnais auprès de lui, en lui demandant : « pourquoi t’es devenu journaliste parce que franchement il y a mieux à faire dans la vie ? » et il me dit : « oui, je sais, c’est personnel, tout simplement je suis aliéné à ça… ». Mais vous voyez c’est compliqué : aliéné ! « Parce que j’ai été hypnotisé quand j’étais gamin par le plaisir que mon père prenait à lire le journal. Il y avait une heure, tous les jours, quand il rentrait du bureau où il était impossible de lui parler, il lisait le journal. Et c’est le seul moment de la vie où j’avais l’impression qu’il était heureux. Ça m’a fasciné et je me suis dit qu’il doit y avoir là quelque chose d’absolument irrésistible et, ajoutait-il, je n’ai jamais retrouvé ce plaisir-là moi-même, mais enfin je suis toujours sous le charme».
QUESTION : Bonjour, je suis professeur de physique. Alors tout à l’heure j’allais vous poser la question : comment se fait-il qu’au cours de votre exposé vous n’ayez pas prononcé le mot compétence ? Mais il se fait que vous l’avez prononcé tout à l’heure, donc je retire cette question-là. Donc la deuxième question c’est : comment se fait-il que dans votre exposé, vous n’ayez pas fait allusion à la direction qu’a pris notre enseignement belge depuis 1997, depuis le décret qui nous impose, à nous enseignants du secondaire, de suivre cette voie qu’on appelle «approche par compétences » ou « pédagogie par compétences » qui a provoqué un malaise au niveau mondial. Au Québec, il y a eu un mouvement qui s’est appelé « stoppons la réforme », parce qu’ils ont appliqué cette pédagogie à l’extrême en laissant tomber les savoirs et en misant tout sur l’approche par compétences. Bon, en Belgique, en France, au Québec, en Argentine, un peu partout, il y a un malaise. Alors, le malaise, il vient justement, enfin, il y a plusieurs raisons mais on nie partout l’importance des professeurs, de la transmission et on insiste plus sur ce que l’élève doit être capable de faire à la fin de sa scolarité et sur l’évaluation de cela, plus que sur la façon de transmettre. Dans toutes les consignes officielles que nous recevons -consignes officielles qui viennent de l’inspection- nous les enseignants, on insiste non pas sur la façon de transmettre un savoir, mais sur la façon d’évaluer des compétences que les élèves auraient acquises. Autrement dit, on travaille en aval au lieu de travailler en amont. Voilà, et c’est ça que je voulais soulever ici. Ça n’est pas vraiment une question, c’était une remarque. J’étais un peu étonné que vous ne parliez pas de ce malaise. Parce que le malaise, il est réel. Parce que nous les enseignants, les gens de terrains, quand on voit arriver ces consignes, on les sent complètement artificielles, on a vraiment l’impression que cela vient de gens qui ne sont pas dans le métier, qui structurent des consignes qui ont l’air très rationnelles, mais qui dans la pratique ne fonctionnent pas.
MARCEL GAUCHET : Je ne peux pas parler de tout dans un seul exposé même long. Le point que vous soulevez correspond à un dévoiement de la notion de compétence qui est en effet une des tendances lourdes de l’enseignement d’aujourd’hui, orchestrée à une échelle internationale en plus, par la prise de pouvoir d’une conception économique de l’enseignement dont le foyer se trouve à l’OCDE. C’est là que ça se passe. Mais justement, ça veut dire, là, qu’on a affaire à un dévoiement idéologique de la notion de compétence, qui renvoie par ailleurs à quelque chose qui n’est pas faux. Il y a un noyau rationnel de la notion de compétence qui est parfaitement acceptable et qu’il faut délimiter. Là, c’est autre chose, c’est un problème très compliqué, je ne peux pas le traiter en deux minutes. Mais du point de vue idéologique, ça correspond à quelque chose d’assez invraisemblable. Ce qui les intéresse, en gros, les gens qui valorisent cela, c’est ce que les gens sont capables de faire par ce qu’ils savent. Bon, il y a d’abord une dimension behavioriste qui est incroyable, c’est-à-dire « à l’arrivée, le point qui nous intéresse, ce n’est pas ce qui leur permet de résoudre un problème, c’est le fait qu’ils soient capables de le résoudre ». On juge ex post le résultat, alors que précisément toute la philosophie de l’enseignement, c’est une philosophie de l’anticipation : on raisonne sur la construction des moyens qui permettent à des élèves de résoudre des problèmes. Il est vrai que la manière dont on le faisait -et c’est là que la notion de compétence n’est pas entièrement absurde si on ne la prend pas dans cet usage idéologique- on peut avoir les moyens et ne pas savoir s’en servir. Là, il y avait un vrai problème d’un certain type d’enseignement. C’est dans cette brèche que s’est engouffré ce détournement qui est porté par une certaine théorisation pragmatique radicale, une philosophie qui ne veut voir que les résultats sans se préoccuper des procédures intellectuelles par lesquelles on arrive à ces résultats. Et qui en dernier ressort est évidemment une aberration. Mais là c’est un problème théorique. C’est un problème de philosophie de ce que veut dire : savoir, apprendre, connaitre. Le tout gouverné par l’idée, en réalité, d’adaptabilité de la main d’œuvre. Il s’agit de fabriquer des gens capables d’acquérir rapidement les moyens de s’adapter à des processus de production changeant rapidement. Et donc, ne posant pas trop de questions sur le fond. Voilà…
QUESTION : J’ai une sous-question : mais qu’est-ce qu’on peut faire pour essayer de changer ?
M.G. : Et bien il faut… On ne peut y arriver -et ça n’est pas de la tarte- qu’en démontrant la fausseté radicale de la construction intellectuelle sur laquelle repose cette orientation.
QUESTION : Vous savez… ce que vous dites là, je suis d’accord avec vous mais les résultats sont faussés par le fait que les enseignants, quelque part, trichent. Je veux dire qu’ils font tout pour que leurs élèvent arrivent à réussir leur test.
M.G. : Bien entendu…
QUESTION : Et donc, quand ils réussissent leur test, leur examen, ceux qui défendent la pédagogie par compétence, vont dire : vous voyez bien, c’était possible puisqu’ils y sont arrivés. Mais on nous dit que la finalité de l’enseignement est de structurer la pensée de l’élève, les résultats en eux-mêmes peuvent être interprétés en faveur de ceux qui défendent cette pédagogie parce que justement, il y a moyen de détourner le résultat.
M.G. : Bien entendu, on ne fait que ça. Tout le secret de ces fameux tests PISA avec lesquels on nous rabat les oreilles repose très exactement là-dessus. Les tests PISA obtiennent des résultats mirifiques là où on prépare les élèves aux tests PISA. Voilà une belle démonstration. Ce qui est effectivement le cas de la Finlande et de la Corée. Parce que ce qui est assez curieux, vous le remarquerez, ce ne sont pas deux pays qui se ressemblent… sauf sur un point. On y prépare les élèves aux résultats du test. C’est ça la convergence. Mais tout ça il faut le dire noir sur blanc et on a affaire à forte partie. Parce que cette expertocratie internationale, elle a une solide implantation institutionnelle. Il y a d’ailleurs des tas de choses qui se font. Le pays pionnier de ces expérimentations, c’est effectivement le Canada, le Québec en pointe d’ailleurs. Il y a là-bas toute une forte résistance maintenant qui se manifeste. C’est un problème intellectuel et on ne peut se tirer de cette affaire qu’en montrant la fausseté radicale de la théorisation qui nous est proposée au travers de ça : les détournements de la notion de compétence. Mais il faut faire très attention. Moi, je le vois bien en France, que je connais mieux tout simplement, banalement par proximité. Ça conduit les gens à rejeter radicalement la notion de compétence. Je pense que c’est une erreur. Parce qu’il y a un vrai problème derrière cette notion. Il faut faire très attention. C’est une lutte intellectuelle.
QUESTION : Vous savez que Marcel Crahay a dit que c’était une mauvaise solution pour un vrai problème…
M.G. : Ça me parait une bonne manière de le dire.
QUESTION : Je vais rejoindre les propos que vous venez de tenir, en ce sens qu’il me semble que le problème que vous évoquez, celui de la transmission, il a déjà été soulevé précédemment : je pense à Hannah Arendt dans son texte sur la crise de l’éducation. Et ce qui m’inquiète c’est que vous vous réjouissiez maintenant qu’on peut sortir d’une guerre de tranchées. Intellectuellement, on va enfin pouvoir poser la vraie question de savoir ce que c’est d’apprendre. Mais je pense que l’urgence terrible, c’est que vous avez effectivement un système qui s’est mis en route, qui s’est mis en place. Mais en fait Hannah Arendt, quand elle évoque le problème de la transmission, elle évoque aussi la perversion qu’il y a dans la démocratisation de l’enseignement, l’idée qu’on va reconstruire par les pairs…
MARCEL GAUCHET : Écoutez, je vais prononcer des paroles sacrilèges : mais je dois dire que cette brave Hanna Arendt, qui a d’immenses mérites par ailleurs, n’a pas arrangé nos affaires. Parce que je crois qu’elle a installé une confusion durable dans ce secteur, dont il serait temps de sortir. Et je crois qu’elle a vraiment… son usage aujourd’hui envoie les gens dans le mur au lieu de les éclairer. Précisément, je n’ai pas voulu du tout me situer sur ce terrain mais ce que j’ai essayé de montrer c’est que ce qu’elle déclare « indissoluble » est en fait tout à fait susceptible d’être disjoint. La transmission existe indépendamment de la dimension de tradition qu’elle déclare précisément liée consubstantiellement à celle de transmission… et bien ce n’est pas vrai. Et je pense qu’on y voit beaucoup plus clair quand on arrive à séparer les deux termes. Si on lie les deux, on est foutu parce que de toute façon la tradition, vous pouvez la chercher quelque part dans le monde où nous sommes, vous ne la trouverez pas. Alors, si elle a raison, nous sommes morts, nous repartons tranquillement cultiver notre jardin. Parce qu’il n’y a plus rien à faire, il n’y a plus qu’à attendre que tout se casse la gueule sans aucun espoir de solution. Ce n’est pas le cas. La tradition est une chose. La tradition a présidé pendant très longtemps à la transmission. On enlève la tradition, il y a toujours de la transmission, elle est à penser pour elle-même et elle peut-être pensée dans de tout autres termes, tout à fait modernes, eux, hors de la dimension de tradition. Je dirais la même chose pour ce qui concerne la démocratisation. Il y a des choses tout à fait justes dans sa critique de la démocratisation… Mais qu’observons-nous ? Est-ce que nos systèmes fonctionnent à l’avantage de la démocratisation ? C’est le contraire. Il y a une démocratisation idéologique, certes, c’est l’affichage officiel des politiques de démocratisation de nos systèmes d’enseignement depuis 50 ans. Mais, est-ce qu’ils aboutissent à une démocratisation ? C’est l’inverse ! Ils conduisent à une dé-démocratisation et même à une castification de nos systèmes d’enseignement. C’est donc bien qu’il y a autre chose. Et c’est pourquoi personnellement je pense qu’on peut tout à fait reprendre l’idée de démocratisation, mais dans son vrai sens. C’est-à-dire comme un objectif dont il faut calculer les moyens et nous voyons bien que la pseudo-démocratisation que dénonce Hannah Arendt est le vecteur de l’inégalité. Donc, la recherche de systèmes d’enseignement plus égalitaires, et authentiquement démocratiques dans leur inspiration de ce fait, ne me paraît pas aller dans le sens de la pseudo-démocratisation qu’elle dénonce. Je crois, autrement dit, qu’il faut complètement sortir des termes dans lesquels elle a posé le problème. Elle les a posés dans les années ’50 à propos des États-Unis. Nous sommes plus de 50 ans après, dans un tout autre contexte culturel. Je crois qu’il faut se dégager de la grille de lecture qu’elle nous a proposée même s’il y a toujours beaucoup à en apprendre. Si nous voulons nous retrouver dans la situation où nous sommes, qui est à penser pour elle-même.
QUESTION : J’ai le plaisir de vous lire depuis de très nombreuses années et depuis moins de temps j’ai le plaisir de vous entendre et de me risquer de temps en temps à vous poser une question. Alors j’étais là, il y a une quinzaine de jours, lorsque vous avez fait une conférence à partir de votre dernier livre sur l’avènement de la démocratie, « A l’épreuve des totalitarismes », et je vous entends aujourd’hui et je ne peux m’empêcher de remarquer des homologies structurelles.
M.G. : On ne se refait pas…
QUESTION : …mais je voudrais pointer un point précis, des homologies effectivement entre ce que vous développez d’un point de vue très macro et historique et puis ici dans la problématique de l’enseignement, de l’éducation. Je voudrais vous poser la question à propos de ce que vous appelez le régime mixte des modernes dont je ne suis pas tout à fait certain d’avoir compris entièrement ce que vous entendez par là. Mais d’une certaine façon, ce que vous dites aujourd’hui c’est que la transmission dans la tradition, on peut la mettre en relation avec un système hétéronome tandis que le constructivisme ou l’éducation centrée uniquement sur la construction autonome, ce serait le mythe du Baron de Münchhausen où tout le monde pourrait se tirer de la boue, ou de je ne sais quoi, en tirant sur ses bottes. Et puis ce que vous nous apprenez aujourd’hui… Est-ce que quelque part cet équilibre qui est à rechercher entre la transmission et la construction ne s’apparente pas d’une manière ou d’une autre à ce que vous appelez le régime mixte des modernes au niveau sociétal ? Est-ce qu’il y a là une alliance ?
M.G. : Vous avez tout à fait raison. Ce que vous dites est parfaitement juste. D’une manière générale, si vous voulez, le problème posé par le monde contemporain, est, d’une certaine manière, très compréhensible. Parce qu’en gros nous sommes sortis de systèmes dont la cohérence était assurée par un cadre religieux, très explicite ou tout à fait implicite peu importe. Nous sommes dans des sociétés où se sont libérées des contradictions et des unilatéralismes massifs dont les oppositions pédagogiques sont un exemple parmi d’autres. C’est vraiment une dimension généralisée de la pensée dans le monde contemporain. Et c’est contre quoi une critique intellectuelle motivée me paraît effectivement devoir s’inscrire. C’est de démonter ces unilatéralismes, pour chercher à retrouver une cohérence qui ne peut plus être d’ordre religieux, quelles que soient les options personnelles qu’on a par ailleurs…c’est totalement indépendant. Mais à l’échelle collective c’est une cohérence d’ordre intellectuel et social, « laïque », indépendante et purement rationnelle, indépendante de toute option sur « l’au-delà »… c’est l’obligation où nous sommes dans les différents registres d’activité dont le mal chronique est précisément dans cette espèce de partages idéologiques, le plus souvent infondés, mais qui ont des effets ravageurs sur la pratique collective. Le domaine de l’éducation est typique à cet égard comme l’a été pendant longtemps le champ des affrontements politiques. De ce point de vue, il y a effectivement une homologie qui tient à la situation intellectuelle générale qui est celle du monde contemporain.