Une enquête récente, largement répercutée par les médias, nous apprend que 40 % des enseignants quittent le métier dans les cinq ans qui suivent leur entrée dans la carrière. Raison principale invoquée : le stress. Mais ce qu’il nous manque, c’est une description clinique un peu précise de ce dont est fait ce fameux « stress » dont la définition courante reste généralement très floue et donc peu « opératoire ». C’est le mérite du texte que nous publions ici de nous en fournir un contenu substantiel, à bonne distance aussi bien de la langue de bois que de la dénonciation, qui sont devenus les deux genres quasi-exclusivement pratiqués dans la sphère publique contemporaine.
Mes observations cliniques se concentrent sur un laps de temps relativement court. J’ai débuté dans l’enseignement secondaire dans un institut technique bruxellois, un peu par hasard, à la fin novembre 2006. Depuis, en un peu plus de 4 ans, j’ai passé mon agrégation et j’ai enseigné dans deux autres établissements, un collège jésuite et un institut d’enseignement général à encadrement différencié (ce que l’on appelait il n’y a pas encore si longtemps à discrimination positive). J’y ai enseigné différentes disciplines (les sciences humaines et sociales, le français, la religion catholique) ainsi que la méthodologie du travail scolaire, à des élèves de la première à la sixième secondaire, dans trois filières : l’enseignement général, l’enseignement technique de transition et l’enseignement technique de qualification.
Ce qui m’a frappé, dès les premiers cours, c’est l’ignorance des élèves de toute une série de choses nécessaires aux apprentissages : avoir son cours en ordre, son matériel, rester calme, se taire, se concentrer sur le cours, y être attentif, écouter l’enseignant, suivre la méthode, le rythme, la structure du cours, les consignes données par l’enseignant, etc. Cette impression s’est confirmée à chaque rentrée scolaire. A chaque fois, j’ai l’impression d’avoir devant moi des adolescents qui viennent d’entrer à l’école et découvrent son mode de fonctionnement. Certains sont fonceurs, impulsifs, interviennent à tout bout de champ, ne tiennent pas en place. D’autres rêvassent et sont déphasés. Ils entrent par exemple dans le cours bien après qu’il ait commencé.
Et pourtant, ce n’est pas faute de rappeler ces consignes au début et tout au long de l’année. Rien à faire. C’est un travail épuisant et qui ne débouche que sur de maigres résultats. Peu d’habitudes, peu d’automatismes se mettent en place. Il faut tout répéter non pas une ou deux fois mais cinq, six fois voire davantage. Du premier au dernier jour de l’année, je ne cesse d’avoir l’impression de devoir tirer les vers du nez des élèves tant ceux-ci sont réfractaires. Tout se passe comme s’il s’agissait ni plus ni moins d’un refus ou d’une résistance de leur part. Je me souviens, au terme d’une année d’inlassable acharnement à exiger le silence, d’un élève qui répond à une de mes remarques à ce sujet et me dit de manière péremptoire : « Monsieur, vous n’obtiendrez jamais le silence. C’est impossible avec les jeunes d’aujourd’hui ». Sous-entendu : c’est nous qui décidons de ce qui se passe en classe.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les élèves ont en effet une idée très claire de ce qu’il faut faire à l’école. Ils vous le disent, ils vous le dictent, ils vous font sentir que vous devez vous y plier, ils vous font des reproches lorsque vous vous en écartez. Combien de fois les élèves ne m’ont-ils pas fait la leçon, m’expliquant qu’il ne fallait pas donner cours de telle ou telle façon ?
Tout d’abord, ils veulent choisir la matière, le contenu du cours et le font bien évidemment en fonction de ce qui les concerne et de leur environnement proche : ce dont on leur a parlé, ce qu’ils ont vu à la télévision ou sur Internet, ce qui est considéré comme relevant de leur âge, ce qu’ils peuvent partager avec leurs pairs, ce avec quoi ils sont d’accord, ce qu’ils connaissent déjà, ce qui les interpelle, ce qui concerne leur intimité.
Mais ils ont aussi une idée très claire de la méthode avec laquelle ils souhaitent qu’on leur enseigne ces contenus. Ceux-ci ont en effet un statut tout à fait secondaire ou accessoire. Ce ne sont que des matériaux de base dont l’utilité est de fournir l’occasion aux élèves de se manifester au travers d’une activité, que ce soit via la prise de parole ou l’expression écrite. Ils veulent bien évidemment donner leur avis sur tout mais le plus important pour eux, c’est de pouvoir dire les choses à leur façon, de construire le sens individuellement, à partir d’eux-mêmes.
Dans un tel cadre, consacrer du temps et de l’énergie durant le cours ou en dehors de celui-ci à l’exposition et à la réception systématique et méthodique de la matière, c’est-à-dire à un sens déjà construit, ce à quoi correspondent les impondérables de l’apprentissage dont j’ai déjà parlé (avoir son cours en ordre, se taire, écouter l’enseignant, etc), tout cela est bien entendu assimilé à de la passivité puisque cela empêche les élèves de se manifester, d’être à la source du cours. C’est pour cette raison qu’ils se plaignent de la quantité de matière vue. « Monsieur, on a vu en quelques semaines autant de théorie qu’en deux ans ». Je précise que cette masse énorme tenait sur quelques feuilles A4. C’est aussi pour cela qu’ils sont réfractaires à l’étude par coeur mais aussi qu’ils exigent de tout comprendre tout de suite. Pour eux, ne pas comprendre, c’est ne pas pouvoir produire du sens à partir de soi.
Quoi qu’il en soit, le résultat de l’activité des élèves ne manque pas, lui non plus, d’être surprenant, puisqu’il combine deux visages antagonistes.
D’un côté, et à rebours de ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part d’élèves qui veulent se manifester, une grande partie d’entre eux sont incapables de mobiliser les contenus au travers d’une réponse qui leur est propre. Soit ils se contentent de restituer sur le mode de la photocopieuse ou du copier/coller une matière qu’ils ne se sont pas appropriée et qu’ils n’ont, semble-t-il, pas comprise, soit ils répètent des évidences ou des clichés glanés dans la société.
D’un autre côté, les élèves témoignent d’une expression et d’une création de plus en plus libre et spontanée, respectant de moins en moins les règles de l’expression – leur écriture est orale -, les règles du raisonnement mais aussi les consignes. Ils éprouvent des difficultés à rédiger un texte sur base d’un vocabulaire précis et rigoureux ou d’un thème qui leur est imposé. Ils projettent sur celui-ci ou le remplacent par des préoccupations intimes sans rapport avec lui. Ils combinent l’absence d’éléments essentiels et la présence d’éléments accessoires. Ils alignent, les uns à la suite des autres, des contenus décontextualisés, sans liens ni connecteurs logiques, ou les articulant n’importe comment, sur base d’associations libres, de repères brouillés ou manquants. Leurs questions se multiplient et portent de moins en moins sur l’objet du cours. Ils répondent souvent à côté, comprennent mal ce qu’ils entendent ou lisent et déforment les propos qu’ils mémorisent ou notent.
Pour les élèves, il n’y a semble-t-il que deux régimes de discours : celui de l’avis personnel, de l’intime, de la subjectivité, construit à partir de soi et celui de l’objectivité scientifico-mathématique, étrangère à soi, qu’il s’agit de restituer tel quel. Ils éprouvent du coup beaucoup de difficultés à penser au sein d’ensembles, c’est-à-dire, d’une part, à identifier ou exprimer une thèse ou un point de vue et l’argumenter, à le reformuler, à le résumer, à le synthétiser, mais aussi, d’autre part, à globaliser, c’est-à-dire à articuler les contenus et les points de vue, à les situer, les différencier, les hiérarchiser, les confronter.
Ce qui est saisissant, c’est que les élèves n’ont pas l’air de se rendre compte en quoi cette combinaison d’expression libre et de copier/coller pose problème. Du coup, lorsque vous leur témoignez que leur question ou leur réponse est inadéquate ou insatisfaisante, lorsque vous leur remettez une évaluation et que n’avez pas l’obligeance de distribuer généreusement les bons points, vous les voyez soudainement surpris et adopter toute une gamme de comportements allant de l’inquiétude voire de la panique à la plainte, l’énervement, voire la franche rébellion en passant par le découragement et le je m’en foutisme le plus total. Vous êtes suspecté de ne pas faire correctement votre travail, de ne pas suffisamment communiquer avec les élèves, voire d’être un tyran effroyable, un monstre sans cœur. Je cite les élèves : « Vous n’avez pas un programme à suivre ? », « Qu’est-ce que vous attendez pour commencer le cours, le vrai cours ? », « Il y a un couac dans votre méthode », « Vous ne nous écoutez pas », « Vous prenez du plaisir à nous abaisser ? ».
Il y a semble-t-il un décalage ou malentendu, ou devrais-je plutôt dire un gigantesque fossé, entre la représentation qu’a l’élève du résultat de son activité et la réalité de celle-ci telle que vous avez à l’évaluer en tant qu’enseignant. Toute évaluation qui pénalise le copier/coller comme l’expression libre et spontanée, tout cours qui déborde de ce cadre d’activité plébiscité par l’élève, est soit interprété par celui-ci comme l’exercice d’un pouvoir arbitraire soit intériorisé comme un défaut personnel auquel il ne voit pas comment répondre.
Quelle est la réaction des enseignants face à cette nouvelle donne ? Je la rappelle brièvement. Des élèves ignorants et réfractaires à toute une série de choses nécessaires aux apprentissages, à l’enseignement systématique et méthodique, c’est-à-dire d’un cours élaboré et structuré par l’enseignant. Des élèves dictant ce qu’il convient de faire désormais à l’école en fonction de leur activité propre de construction du sens. Des élèves dont le résultat de l’activité est étonnant, posant des questions ou répondant de manière surprenante, combinant le copier/coller et l’expression spontanée désordonnée et incohérente. Des élèves enfin surpris par le retour de l’enseignant, à commencer par ses évaluations, témoignant d’un fossé grandissant entre la perception qu’ils ont de ce qu’on attend d’eux, c’est-à-dire de ce qu’implique la situation d’enseignement, et ce qu’ils ont véritablement appris.
Face à une telle situation, la première impression en tant qu’enseignant est d’être sans cesse débordé. Il faut recadrer les élèves, tenir bon et faire tomber leurs résistances, réaménager son cours chaque soir puisqu’ils en refusent la cohérence propre, créer des situations propices à leur activité tout en ne sacrifiant pas les exigences du programme et de la matière, se justifier en permanence par rapport à ce que l’on fait et comment on le fait, tenter tant bien que mal de trouver des points dans leurs copies ou leurs réponses orales, en piochant à la recherche de bribes de matière plus ou moins en rapport avec ce qu’on leur a demandé, en remplissant les trous dans les phrases ou les paragraphes copiés/collés, en articulant et en structurant leur expression à leur place, évaluant ainsi davantage ses propres capacités en tant qu’enseignant que les leurs, enfin, il faut gérer les réactions diverses des élèves suite à leurs évaluations, réactions dont j’ai déjà parlé (inquiétude, énervement, plaintes, rébellions).
Débutant l’année avec enthousiasme, l’enseignant s’épuise rapidement, la fatigue s’accumule, les efforts se révèlent peu payants. Ses élèves viennent hanter ses nuits, son petit appartement se transforme en chantier permanent, submergé par les brouillons de cours et les copies d’élèves.
Certains sont paralysés ou écrasés par cette situation dans laquelle ils s’enferment à l’abri des regards, que ce soit chez eux ou dans leur classe. Je me souviens d’une collègue qui passait tout son cours le dos à la classe, bien serrée contre le tableau avec sa craie, exposant aux élèves le programme en l’état, c’est-à-dire tel qu’il est rédigé à l’attention des enseignants, faute de parvenir à lui donner une forme concrète. D’autres trouvent en eux les ressorts pour rebondir et se remettre à l’ouvrage mais pour combien de temps ? Vous tenez bon, un an, deux ans, trois ans… Chacun sait la proportion grandissante d’enseignants qui abandonnent avant 5 ans.
Certes, mais que font les autres me direz-vous ? Comment font-ils ceux qui restent dans l’enseignement ? La réponse est simple. Ils suppriment la cause de cette déperdition d’énergie, c’est-à-dire tout ce qui nourrit une tension entre eux et les élèves. Pour éviter qu’ils ne vous débordent, il suffit de changer de cadre, autrement dit de vous aligner sur le leur, que ce soit passivement en vous contentant de faire cours uniquement pour ceux que cela intéresse, abandonnant les autres à leur propre sort, ou activement en adoptant la méthode et la matière qu’ils souhaitent.
Pour avoir une bonne ambiance en classe, que tout se passe sans problème, eh bien il suffit de faire classe comme l’entendent les élèves. La religion ne les intéresse pas ? Enseignez-leur l’histoire de la musique électronique comme le faisait un autre de mes collègues. Maupassant ne leur parle pas ? Donnez leur donc à lire la littérature de jeunesse contemporaine produite spécialement pour eux. Ils sont réfractaires ? Ne les obligez pas, n’employez pas la contrainte, ne faites pas tomber leurs résistances. Au contraire, remettez-vous en question, réaménagez vos cours, écoutez et suivez les indications que vous donnent vos élèves pour retrouver le droit chemin. Les programmes, les manuels et votre direction vous y encouragent. Ils vous conseillent de les accrocher affectivement. Ils laissent à votre discrétion le choix du matériau à partir duquel construire votre cours mais vous suggèrent de tenir compte des préoccupations des élèves pour ce faire.
Par exemple, le programme du cours d’étude du milieu (2009), soit la formation géographique, historique, économique et sociale des élèves du premier degré commun de l’enseignement secondaire, se base sur l’idée qu’il faut partir du plus proche, par exemple favoriser l’étude des celtes, au détriment de celle des premiers empires mésopotamiens et égyptiens, ou commencer par l’étude d’un lieu à proximité de l’école.
Certains enseignants, certaines directions, vous jusqu’à relayer les revendications des élèves à l’encontre de collègues résistants, se défaussant ainsi sur les élèves les plus en difficulté et les plus revendicatifs. En effet, plutôt que de se lancer dans un boulot interminable, comme j’ai tenté de le montrer, il suffit d’autonomiser les élèves, autrement dit de reporter sur leurs épaules et leurs familles la responsabilité de leur comportement en classe.
Quoi qu’il en soit, que vous vous remettiez sans cesse à l’ouvrage pour résister au diktat des élèves, que vous vous aligniez sur celui-ci ou que vous soyez paralysés par le fait de ne savoir quel camp choisir, la pente est toujours la même : tout le monde semble pris dans une logique folle, les enseignants courent après les élèves dans un processus de fuite en avant qui amplifie la crise de l’école plutôt qu’il ne la résout.