Tribune de Jean Robelin, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, professeur émérite en philosophie Université de Nice, publiée sur l’Humanité.fr le 10 mars 2013.
On ne peut nier les bonnes intentions de la gauche à l’égard de l’éducation nationale, ni son engagement financier, même dans des conjonctures difficiles. Mais ces bonnes intentions, l’effort même consenti, ont souvent été contre productifs.
Non seulement la gauche n’a pas enrayé la perte de qualité de l’enseignement public, ni la dégradation certaine des conditions de travail des enseignants, mais à bien des égards elle les a accélérées. Il faut bien reconnaître, pour quelqu’un qui, comme moi, a enseigné 16 ans dans le fameux neuf trois, avant d’aller faire le mandarin dans les universités, qu’à chaque période de gouvernement de gauche, que ce soit sous monsieur Savary, monsieur Jospin, ou l’inénarrable Claude Allègre, on a assisté à une montée de la violence dans les quartiers difficiles, de la démagogie partout. La gauche a participé à la création de la situation désastreuse que nous connaissons aujourd’hui.
Certes, la droite a fait pis, en asséchant les moyens de lutte contre l’échec scolaire, en tarissant les recrutements et en ghettoïsant l’école. La cour des comptes a démontré le caractère peu évangélique de sa politique : vêtir ceux qui sont déjà bien habillés. Mais cela ne nous dispense pas de réfléchir sur l’échec de la gauche, si vous voulons éviter le désastre vers lequel court l’enseignement français. Peut-on indiquer quelques pistes de solutions réalistes, et supportables dans le contexte économique douloureux que nous connaissons ?
Echec de l’apprentissage de la lecture et de la langue
L’échec le plus grave, le plus retentissant, mais aussi le plus emblématique, de l’école « de la République », est certainement le double échec lié de l’apprentissage de la lecture et de la langue. Le plus grave car il conditionne tous les autres, le plus emblématique, parce qu’il livre le drame de l’école française : l’échec de la lecture naît certes des difficultés des élèves, mais est accentué par l’imposition de méthodes de lecture issues des cerveaux des docteurs Mabuse des « sciences » de l’éducation, contre toute expérience concrète d’enseignants de terrain : une ancienne institutrice (mais oui) de ma fille s’insurgeait qu’on veuille lui interdire tout recours à une méthode syllabique qui donnait pourtant d’excellents résultats auprès des petits gitans à qui elle enseignait. Et l’instabilité de son public ne lui offrait que peu d’heures pour y parvenir. Combien d’élèves ai-je entendu ânonner en terminale puis à l’université ! L’exemple montre la vacuité des idéologies pédagogiques qui nous soumettent au prétendu rythme des élèves : ne jamais les forcer, donc apprendre à lire en deux ans ; sous des dehors démocrates, les mentors de l’éducation nationale affichent leur mépris des élèves, à commencer par ceux des quartiers difficiles.
L’échec de l’enseignement de la langue surajoute tout simplement la mauvaise formation des enseignants : on peut devenir instituteur (j’y tiens) avec en poche n’importe quelle licence, comme si on pouvait enseigner ce qu’on ne connaît pas, comme si on recrutait des philosophes ou des plombiers pour enseigner la musique dans les conservatoires. Et voici une première mesure qui ne coûterait pas cher : ne recruter que des enseignants ayant en poche un master de la matière qu’ils devront enseigner, en priorité le français et les maths. J’entends déjà les hurlements des pédagogues de service : les chers petits auraient au moins deux enseignants, l’un en français, l’autre en sciences. Or bien des écoles fonctionnent déjà avec des pôles, donc les enfants ont de fait plusieurs enseignants et ce, sans désastre. Il faudra bien un jour que l’expérience parle : un enseignant n’est pas le double d’une figure de mère ou de père, il fait partie de la multitude des figures annexes.
Que dire de ces enseignants qui se vantent d’ignorer ce qu’est un pronom relatif, parce que, n’est-ce pas ?- la grammaire, cela vient tout seul, par l’usage. Voilà qui simplifie la tâche des professeurs de langue : c’est tellement simple d’apprendre le fonctionnement d’une langue étrangère, quand on ne connaît pas celui de sa propre langue ! Remettons l’apprentissage de la langue au coeur de l’enseignement, tant par les exercices écrits qu’oraux, et contrôlons l’acquisition linguistique avant que les carences ne deviennent irréversibles. Y-a-t-il sens à tester les capacités linguistiques des élèves après l’entrée en Sixième ? Non, c’est bien au primaire qu’il faut le faire de même que c’est à la maternelle qu’il faut non pas évaluer (!) les élèves, mais détecter le plus tôt possible les dyslexies. Est-il normal qu’en terminale l’explication d’un texte français du 17° siècle soit un exercice de traduction ? Est-il normal que les commissions de sujet de bac en philosophie en soient réduites à donner des textes étrangers traduits plutôt que du Descartes ou même du Rousseau ? J’ai présidé de telles commissions plusieurs années…
Comment a-t-on pu en arriver à former des enseignants fiers d’ignorer ?
Ce n’est pas à eux que j’en veux : comment savoir l’importance de ce qu’on ne connaît pas ? C’est à une gauche qui a livré l’école à des gens mus par la haine du savoir, incarnée par les IUFM. Vieil héritage venu des écoles normales (où les étudiants qui voulaient s’inscrire à l’université étaient tenus pour des brebis galeuses) et de l’ancien SNI. Et dans la « société du savoir »,comme la désignent les documents de la Communauté européenne, on ne trouve rien de mieux que de réintroduire les enseignants bi- ou trivalents, c’est-à-dire des gens qui croient tout connaître sans avoir jamais rien appris.
J’entends encore les imprécations des pédagogues officiels. Ramenons la question à des faits. A quoi servent les expériences pédagogiques officielles ? A justifier les assertions du ministre qui les a ordonnées. Autrement dit, le propre des prétendues sciences de l’éducation, c’est de ne pas être falsifiables. Une théorie qui ne sert qu’à justifier les demandes du pouvoir n’est qu’un conformisme intellectuel. Tous les cas que je connais d’enseignants des IUFM à temps plein retournés enseigner dans un lycée se sont soldés par des catastrophes…sauf si l’enseignant en question refusait les sottises de la pédagogie officielle. Autrement dit, les gens censés apprendre aux autres à enseigner sont parfaitement incapables d’enseigner. Pas plus qu’on apprend à enseigner hors d’une classe, qu’on apprend à nager avant de se jeter à l’eau, on ne gagne les batailles de la pédagogie depuis un bureau d’IUFM. Ces derniers sont au métier d’enseignant, ce que Limoge ou Clermont-Ferrand étaient au front de la guerre de 1914.
Il est temps de changer totalement les voies de la formation professionnelle des enseignants. Monsieur Sarkozy n’a peut-être dit qu’une vérité dans sa campagne, c’est que les IUFM sont une catastrophe. Encore l’a-t-il couplée avec une contre-vérité, en se vantant de les avoir supprimés, alors qu’il n’a fait qu’en changer le statut. Que la partie théorique de cette formation, psychologie, sociologie, soit confiée à des spécialistes, donc à l’Université : cela évitera la psychologie de bazar qui envahit aujourd’hui l’éducation nationale. Mais l’essentiel est ailleurs : recensons ce qui « marche » dans les classes, confions la formation des nouveaux recrutés à des enseignants expérimentés, mais toujours en responsabilité, même s’ils doivent être largement déchargés pour accompagner leurs jeunes collègues et les aider à réfléchir leur attitude en classe. Cela suppose, mais ce n’est pas un secret, le retour à une véritable année de stage, même s’il est sain que les futurs enseignants aient eu des contacts avec une classe avant les concours. N’accordons pas toutefois une trop grande valeur exemplaire à ces stages anticipés:ils ne révèlent en rien aux futurs enseignants ce qui les attend. Ils ont généralement lieu dans des établissements protégés. Et si on envoyait les étudiants dans les établissements difficiles, 80% prendraient la fuite.
Il est temps aussi de redonner l’initiative de leur métier aux enseignants, de cesser de leur imposer des méthodes officielles, de les enchaîner par des dispositifs de contrôle relevant du management. Un enseignant prépare ses cours, se recycle pour être capable d’enseigner demain, corrige les exercice de ses élèves. Dans l’enseignement primaire et dans certaines disciplines du secondaire, on lui impose de passer plus de temps à justifier ce qu’il fait qu’à le faire, en le contraignant à remplir des fiches sans lien effectif avec la réalité, rédigées dans un jargon moliéresque qui n’a d’autre sens que de formater les esprits, pour satisfaire des inspecteurs érigés en managers,le tout au détriment du travail écrit des élèves.
« Vous ne seriez pas ici si vous aviez fait des études »
Remettons le savoir au cour de l’enseignement car c’est lui qui forme la véritable légitimité de l’enseignant. Et cette légitimité est perdue. Comme ont dit à ma fille (qui, outre les concours, a tout de même soutenu sa thèse), ses élèves du neuf trois : « vous ne seriez pas ici si vous aviez fait des études ». Voilà l’image sociale actuelle des enseignants : des gens sans savoir, donc sans qualification, donc sans autorité ni légitimité.
On ne peut s’étonner que cette école de l’ignorance perde toute fonction d’ascenseur social : c’est le savoir qui est le moteur de celle-ci. Si le fils de concierge illettrée que je suis a fini professeur d’université, c’est que je suis tombé sur des enseignants qui savaient, qui m’ont enseigné, qui m’ont orienté vers les lieux de savoir. Ce parcours, je ne le referais pas aujourd’hui, dans une école dont le maître mot est pourtant « démocratisation ». L’obtention du diplôme a pris la place du savoir et tant pis si on distribue des coquilles vides et des monnaies sans valeur. L’université est aujourd’hui censée parquer la jeunesse jusqu’à 27ans, en distribuant des licences bradées et des masters fantômes afin d’éviter la crue des statistiques de chômage.
Si la gauche est coupable de cette situation, c’est que, portée par son idéologie pédagogiste, elle a encouragé le déni des problèmes et la culpabilisation des enseignants : elle a refusé de comprendre l’ampleur de la désocialisation dans les banlieues, elle a proclamé que la solution consistait à s’adapter sans condition aux élèves, et a retiré tout moyen d’action aux enseignants coincés entre les deux feux d’une administration souvent laxiste et servile, dont la promotion dépend du fait qu’elle ne punit pas, et de parents d’élèves consuméristes. La preuve : dans les banlieues, les parents d’élèves au fait de la situation fuient l’enseignement public, parce que dans nombre d’établissements on ne peut tout simplement pas travailler. La gauche a suivi les baratins sur la spontanéité créatrice des chers petits, qui viendront d’eux-mêmes au savoir transformé en jeu. Tant pis si cette prétendue spontanéité n’est qu’un mimétisme des situations sociales (les gosses qui jouent aux pompiers ou au docteur…) et tant pis si les sciences vont justement contre le sens commun et l’expérience immédiatement perçue, si en elles, c’est la théorie qui commande l’intuition ! Il faut bien à un moment ou à un autre se colleter avec un savoir qu’on ne maîtrise justement pas naturellement (je suis bien placé pour le savoir…). Les mathématiques sans larmes et la philosophie sans peine, cela n’existe pas. La gauche est coupable d’avoir cassé le thermomètre pour éviter la fièvre.
Se mettre à la remorque des élèves, c’est les priver de tout accès à un savoir auquel ils ne viendront pas tout seuls, sauf si bien sûr, leur milieu social d’origine les y insère. C’est donc renforcer les inégalités, c’est priver les élèves des milieux défavorisés de ce à quoi ils ont droit. Les bonnes intentions démocratiques pavent le chemin de l’enfer inégalitaire.
Ce faisant la gauche s’est privée du seul atout de resocialisation que possède l’école : le travail, mot abominable et proscrit, le travail qui seul pourtant réinsère dans la société. Car le problème des élèves en difficulté, ce n’est pas leur incapacité, leurs aptitudes, ni même leur manque de culture ; on peut combler ces carences : je les ai bien comblées, alors que je suis loin d’être Aristote ou Einstein. C’est un problème de socialisation, qu’on ne résout pas avec des recettes de convivialité, mais par un long et difficile chemin de réinsertion dans le travail. Il m’est même arrivé de le réussir…
Au nom de la spontanéité et de l’inutilité, on a supprimé les redoublements, on a oublié de dire que dans les pays où ce système donne des résultats, comme en Finlande, il y a généralement deux adultes par classe… Et ce n’est pas là une abstraite question de niveau scolaire : le travail, c’est d’abord une habitude, qui permet de triompher peu à peu des difficultés, de si bas que l’on parte. C’est cette habitude que les étudiants même ont perdue : vous les voyez à l’université, affolés d’avoir 20 pages à lire en un mois. La gauche -pas seule, bien sûr- est coupable d’avoir encouragé la formation d’une génération, même pas de paresseux, mais de gens qui croient travailler, qui se pensent accablés de travail, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est. La moindre butte est devenue un Himalaya à franchir.
Un collège unique qui n’est le collège de personne
La gauche, aujourd’hui encore, défend un collège unique qui n’est le collège de personne. Les élèves en grandes difficultés ne peuvent de toute façon pas y travailler, car ils sont noyés dans les problèmes d’apprentissage de la lecture, de retard linguistique, de désintérêt pour des disciplines dans lesquelles ils ne peuvent pénétrer. Ils finissent de s’y désocialiser, opposant leur haine au rejet dont ils sont victimes. Le collège unique a aussi servi à prétendument intégrer des élèves relevant de structures spécialisées, parfois en psychiatrie, rendant la situation des enseignants impossible. Et comme par hasard, cette intégration se fait d’abord dans les établissements défavorisés : ces élèves perturbateurs, parce que très perturbés, ne sont pas envoyés dans les collèges des quartiers « chics », dont d’ailleurs les associations de parents d’élèves les feraient exclure. La France ne s’est jamais dotée non plus d’un enseignement technique et professionnel capable à la fois de réintégrer des élèves en difficulté en les ramenant vers le travail et de posséder des passerelles vers l’enseignement général et des filières supérieures de haut niveau. La seule tentative a été celle des bacs pros ; elle arrive trop tard ; elle ne sauve que ceux qui sont pour une part déjà sauvés. Et quand le Front National réclame la recréation des CAP, il ne fait que réclamer l’aiguillage vers des voies de garage, révélant la vérité antidémocratique de son populisme.
La gauche, en s’accrochant au collège unique, refuse de mesurer l’ampleur du fossé séparant les élèves qui suivent des études, et ceux qui décrochent. Et dire qu’il faut s’adapter à ces derniers, revient à dire qu’il faut cesser d’enseigner aux autres, ce qui d’ailleurs est le cas dans nombre d’établissements. On doit pouvoir réduire le taux d’échec scolaire dans l’enseignement général, on ne peut prétendre que c’est le seul enseignement démocratique, sauf à exhiber inconsciemment son mépris pour la formation professionnelle, alors même que la France a besoin d’hommes de métiers. Il faudra bien se dire un jour qu’un tailleur de pierres compétent est bien mieux formé qu’un étudiant badigeonné de savoirs éclatés dans une de ces sections fourre-tout supposées professionnaliser l’université.
Car il faut bien en venir à celle-ci. L’école française est une, de la maternelle au doctorat, et ce sont tous les maillons de la chaîne sans exception qui sont en train de sauter. D’abord parce qu’on confond désormais les savoirs constitués et les articulations de savoirs. La criminologie est proclamée une science, parce qu’on en fait une discipline à part. Non, c’est une articulation technique d’un ensemble de savoirs et de disciplines. C’est bien sûr le cas des sciences de l’éducation. Et l’on trouve des gens à l’université de Nice qui proclament une prétendue « science du visible », strictement invisible. L’université française meurt des sciences autoproclamées ou proclamées par proximité avec le pouvoir politique. Elle meurt d’une interdisciplinarité fourre-tout, supposée « professionnelle », vouée à tous les effets idéologiques de mode. Les étudiants dotés d’un master en développement durable où ils auront reçu une vague teinture de biologie et de physique, seront-ils capables d’affronter les x-ponts des grandes entreprises françaises, scientifiquement, rhétoriquement et politiquement bien mieux formés qu’eux ? Je n’en crois pas un mot.
Les diplômes sont-ils bradés ?
Régulièrement fleurissent des controverses sur les diplômes : sont-ils bradés ? Bien sûr, ils le sont, mais pas simplement par le système de compensation des notes : par la concurrence systématique entre les disciplines, par le fait que les crédits et moyens alloués aux département dépendent directement du nombre d’étudiants et pas de la cohérence des enseignements. Dès lors, il faut garder à n’importe quel prix les étudiants, pour éviter leur fuite vers les disciplines « conciliantes ». Seules les disciplines objets d’une forte demande, ou qui peuvent officiellement ou officieusement instaurer un concours ou un numerus clausus tirent leur épingle de ce jeu pervers : cessons de fermer les yeux sur la valeur des « certifications » universitaires. Il faudra se dire un jour qu’un diplôme n’est pas un droit démocratique, mais le résultat d’un travail, auquel désormais les étudiants sont très mal préparés. Derechef, l’éthique du travail prime sur le « niveau ». Mais derechef aussi il faut en finir avec le vieil argument : puisqu’il vaut mieux être diplômé que ne pas l’être, donnons le diplôme à tout le monde.
Bien sûr il faut encourager les élèves, surtout les plus jeunes et les élèves en difficulté. Mais au lycée et à l’université, nous avons un public de gens qui sont en âge de voter, qui participent à la gestion de budgets supérieurs à ceux de biens des communes, et le système actuel consiste à les bercer d’illusions jusqu’à 25 ans, sans jamais les mettre face à leurs responsabilités.
L’enseignement à l’université est désormais écartelé par deux tendances contradictoires : une spécialisation scientifique sans la culture qui permet aux gens de se recycler, et une professionnalisation par saupoudrage, reposant sur une interdisciplinarité sans principes, offrant l’équivalent de mauvais BTS, parce que les étudiants y sont moins bien pris en charge que dans ces sections de lycée. Le savoir y est trop souvent réduit à de prétendus protocoles d’apprentissage et à des méthodes extérieures, réclamés par les milieux patronaux incapables de déterminer -et pour cause- les savoirs utiles demain, et non aujourd’hui. Ici encore, ce qu’on oublie, c’est que ce sont pas ces méthodes qui permettront aux gens d’évoluer professionnellement, de s’adapter aux nouveaux savoirs et de rester performants économiquement. C’est une véritable culture scientifique.
Le résultat de cette politique du savoir à l’université est encore plus pernicieux, car il façonne les enseignants eux-mêmes. Le fossé entre enseignement et recherche devient un gouffre, ce dont les enseignants se satisfont bien vite. L’invocation de la recherche justifie le mépris pour l’enseignement, les cours indéfiniment répétés d’une année sur l’autre, les cours d’histoire de la philosophie, pour balayer devant ma porte, préparés sur des traductions et l’abandon des cours de concours -dont les programmes changent- aux jeunes enseignants, voire aux moniteurs. Un de mes collègues, symptôme de ce narcissisme universitaire bien français, n’a-t-il pas osé dire à ses étudiants qu’ils représentaient 10% de son activité ? C’est d’ailleurs une des utilités des concours : c’est la seule épreuve dans laquelle les universités sont confrontées entre elles, la seule qui révèle les insuffisances dans la formation donnée. C’est tout simplement par les résultats aux concours et lors des doctorats que l’on peut évaluer la qualité d’un enseignement. Car il faut une évaluation nationale, soustraite aux cliques et aux petits potentats secrétés par la prétendue autonomie des universités.
A ces maux bien sûr, la solution est toute prête : que les universitaires sachent enfin faire des cours attrayants interactifs, pour parler le jargon d’aujourd’hui, et pour les y obliger, faisons les évaluer par les étudiants ; cela marche si bien à Harvard ! Comme s’il était difficile d’être « interactif » à Harvard ou à l’École Normale Supérieure, là où on est entre nous, où les ânes savants se frottent aux ânes plus savants. Faites un stage à Noisy-le-Sec, ce sera plus probant. Ce ne serait pas d’ailleurs une mauvaise idée que d’envoyer les enseignants du supérieur refaire périodiquement des cours dans l’enseignement secondaire. Accessoirement, cela leur remettrait les idées en place sur les privilèges dont ils jouissent. Mais Harvard, ce n’est pas les États-Unis. L’évaluation réciproque, c’est aussi le chantage et le troc : notre peau d’âne contre ta note. La solution n’est pas de répondre à la démagogie par la démagogie.
Voulez-vous améliorer le fonctionnement de l’école, de la maternelle à l’université ? Commencez par « foutre la paix » aux enseignants. C’est à cette condition que vous pourrez en exiger beaucoup. Redonnez leur l’initiative et la responsabilité de leur métier. C’est à cette condition que vous pourrez aussi sanctionner utilement les carences et les manquements. Redéfinissons simplement les missions des enseignants : connaître pour éduquer, vous redonnerez légitimité et respectabilité à l’école. Bien sûr, c’est là un long chemin, car on ne forme pas des hommes en deux ou trois ans. C’est plus difficile que de prendre quelques mesures spectaculaires et électoralistes. Mais la France a désormais le dos au mur : perdre son seul atout économique véritable, c’est-à-dire la qualification et la compétence de ses travailleurs, ou bien en revenir au sérieux d’un vieux mot aujourd’hui lui aussi si décrié : l’instruction.