Entretien paru dans Le Monde du 21 mars 2013.
Propos recueillis par Maryline Baumard.
Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), rédacteur en chef de la revue Le Débat, Marcel Gauchet est un des meilleurs analystes de la société française. En tant qu’historien et observateur, il s’intéresse à la transmission, et analyse la réforme de l’école lancée par Vincent Peillon.
La loi d’orientation et de programmation sur l’école a été adoptée, mardi 19 mars, à l’Assemblée nationale. Votre regard ?
Marcel Gauchet : Les priorités retenues me semblent les bonnes : l’école primaire, le temps scolaire, la formation des enseignants. On se focalisait depuis des années sur les difficultés du collège alors que le problème majeur de notre système éducatif se situe en amont. Le plus grave, c’est son incapacité à assurer à tous l’acquisition des savoirs élémentaires. Il est devenu extraordinairement difficile dans le monde où nous vivons de donner à chacun les compétences fondamentales du lire-écrire-compter ; alors que c’est vital pour les enfants du XXIe siècle pris individuellement, mais aussi pour la cohésion de notre société et la compétitivité du pays.
Pour la même raison, la réforme des rythmes scolaires me paraît essentielle. Il est indispensable d’optimiser le temps de classe. Je trouve incroyable qu’il soit aussi difficile de remettre une demi-journée d’école alors que personne n’en avait demandé la suppression en 2008 ! Une de ces « idées » sorties d’un chapeau dont Nicolas Sarkozy avait le secret !
Dans le même style, on peut aussi saluer la suppression de la formation des maîtres, non ?
Effectivement, on a eu droit à pire que les quatre jours. La droite portera éternellement la honte d’avoir osé faire croire que le métier d’enseignant ne relève pas d’une formation. Ce serait le seul métier dans ce cas… Alors que c’est l’un des plus difficiles qui soient aujourd’hui et qu’on sait pertinemment que les savoirs transmis aux enfants conditionnent leur vie entière. Pas seulement leur destin social, leurs possibilités humaines. J’espère que les nouvelles écoles supérieures du professorat et de l’éducation seront à la hauteur du rôle fondamental qu’on est en droit d’en attendre. Les exemples le montrent : l’efficacité d’un système éducatif est fonction de la qualité de la formation de ses enseignants.
Le terme de « refondation » utilisé par Vincent Peillon vous choque-t-il ?
Le terme est en effet ambitieux. D’un côté, je ne voudrais pas dénigrer le courage politique qu’il y a à faire de l’éducation, sujet peu payant électoralement, une priorité du quinquennat. De l’autre, je pense qu’une vraie refondation demanderait d’aller plus loin dans l’identification des difficultés que rencontre l’école aujourd’hui. Par exemple sur le terrain de ce que veut dire apprendre.
Avez-vous des éléments de réponse ?
Ce dont je suis sûr, c’est que nous vivons sur des images et des idées fausses. Nous avons vécu un tournant important dans les années 1970. La pédagogie transmissive fondée sur l’inculcation d’un savoir détenu par le maître à un élève passif a laissé place à une pédagogie active qui fait de l’enfant l’acteur de la construction de ses savoirs. Il y a dans ce renversement un acquis irréversible, mais nous sommes allés un peu vite en besogne. Nous avons fait comme s’il nous livrait les clés des processus d’apprentissage. Or ce n’est pas le cas. La vérité est que nous n’en savons pas grand-chose ! Nos lumières sur le sujet sont embryonnaires. La boîte noire est loin d’avoir livré ses secrets.
Relu à l’aune de ce degré zéro de la connaissance, le virage des années 1970 ressemble à un grand saut dans le vide. Nous pensions avoir un parachute… et nous nous rendons compte au milieu de la descente que nous n’en avons pas…
Vous voulez dire que le niveau des écoliers est mauvais…
Non. Il ne s’agit pas de dire que les élèves n’apprennent rien. C’est faux. Les résultats sont aléatoires, comme avant. Ils sont plutôt plus faibles, en raison de la non-mobilisation d’une bonne partie des élèves. Et surtout, ils sont très inégaux socialement. Ils amplifient les écarts culturels d’origine. Parce que nous avons écarté le vrai sujet, qui est le chemin qu’il faut faire parcourir à chaque élève pour le faire entrer dans les savoirs.
Depuis des décennies, nous escamotons le travail sur ce moment crucial où un élève passe de celui qui ne sait pas à celui qui sait. Nous nous épargnons cette réflexion au profit d’une autre, a priori plus alléchante : comment rendre l’école intéressante. Mais nous nous fourvoyons. Si nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous transmettons, si une pédagogie véritablement éclairée est à inventer, alors soyons au moins prudents ! Repartons du peu que nous savons, mais qui est sûr, et tâchons d’avancer à partir de là.
Par exemple ?
Par exemple, nous savons que le vocabulaire dont dispose l’enfant va rendre plus facile ou plus difficile son accès à la lecture, que l’aisance en matière de lecture, d’écriture ou de calcul est affaire d’acquisition d’automatismes, donc d’entraînement. Il faut faire montre d’humilité. C’est particulièrement nécessaire face aux nouvelles technologies supposées tout résoudre. Rien ne serait plus dangereux que de reconstruire l’école sur le modèle d’une école pour adultes autodidactes.
Pas de « MOOC » – cours universitaires gratuits massifs – pour les enfants, donc !
Je ne me fais pas de souci pour l’étudiant de Harvard ou de Stanford qui saura très vite repérer ce qui est pertinent pour lui. Je m’en fais pour l’enfant qui doit acquérir des compétences de base. Ne prenons pas l’écolier pour un étudiant miniature !
Le numérique offre pourtant une entrée qui rebute moins que le tableau noir ?
Nous sommes dans un moment de culte de l’enfant qui nous masque son expérience réelle. Nous avons besoin de le redécouvrir pour ce qu’il est vraiment. Ce à quoi un enfant aspire sans trop en avoir conscience, c’est à devenir un adulte autonome. Cela ne passe pas forcément par ce que nous croyons être son bonheur immédiat. L’une des plus grandes difficultés pour l’institution scolaire est le regard des parents sur leurs enfants. Ils ont de la peine à admettre qu’il faut en passer par une acquisition de la virtuosité et que cela demande des efforts. Car en lecture, en mathématiques comme en piano ou dans le sport, ce sont bien la répétition et la mémorisation qui donnent ensuite de l’aisance.
N’est-ce pas une vision un peu ringarde, passéiste de l’école ?
Vous savez, tout ce qui est ringard un jour finit par redevenir à la mode !
Vous ne croyez pas que nos « digital natives » ont un cerveau qui fonctionne différemment ?
C’est possible. Mais je demande des preuves. Elles ne sont pas fournies par les travaux qui mettent cette thèse en avant. Pour l’heure, ils brillent surtout par leur démagogie indigente et leur oubli des objections.
Il est quand même fabuleux qu’on veuille encore faire ce métier, compte tenu du faible niveau de connaissances scientifiques sur la mission à assurer ?
Fabuleux, effectivement. C’est un métier extrêmement difficile parce qu’il demande des compétences dont la réunion n’est pas banale. Un professeur, idéalement, doit être à la fois meneur de groupe, comédien, psychologue, avec en plus des connaissances approfondies sur ce qu’il enseigne. En même temps, c’est le métier de l’humain par excellence. Le métier qui permet à chaque enfant de développer son humanité.
C’est lui qui rend possible l’aphorisme nietzschéen « Deviens ce que tu es »…
Mieux, il permet de dépasser cette formule parce qu’en amenant l’enfant au savoir, il lui ouvre la possibilité d’aller au-delà de ce qu’il est. Le tout, en faisant avancer un collectif ! Notons au passage que l’école est le seul endroit où il n’y a pas contradiction entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel.
Etes-vous optimiste sur la capacité de l’école à se redresser ?
Je suis pessimiste à court terme et optimiste à long terme. Les obstacles sont grands. Nous allons sans doute tâtonner un bon moment encore, il va falloir du temps, mais les perspectives commencent à se dégager. L’important dans ces conditions est de se caler dans la bonne direction. Si les choix du gouvernement créent de l’irréversible sur un certain nombre de points cruciaux, nous aurons fait un grand pas en avant.
Propos recueillis par Maryline Baumard.