Ce texte est la retranscription de la conférence donnée par Jean-Marie Lacrosse à La Marlagne à Wépion le 13 octobre 2011 dans le cadre d’un colloque intitulé « Ecosystèmes humains – rythmes biologiques et dépression » organisé à l’occasion de la Journée Européenne de la Dépression par l’European Depression Day Wallonie en collaboration avec la Plate-Forme Namuroise de Concertation en Santé Mentale.
Les données sont là, vous les connaissez tous. Elles sont irrémédiables et sans appel. Elles ont récemment fait la une des grands journaux : plus d’un million de belges consomment chaque année des antidépresseurs dont plus de 230.000 chaque jour. Pourquoi, titre par exemple l’édition de la Libre du 7 septembre 2011 ? C’est évidemment la question que tout le monde se pose. Deux experts sont interrogés par le journal à ce sujet, la conseillère médicament au ministère de la Santé publique Anne Hendrickx et le président des psychologues praticiens d’orientation psychanalytique Francis Martens. La conseillère ministérielle évite prudemment de répondre à la question sur le fond. Elle se borne à questionner l’adéquation de la demande de soin de la part des patients d’une part, celle de la prescription des antidépresseurs d’autre part. La réponse du psychologue est plus substantielle : il évoque ainsi premièrement l’environnement social (la dépression serait étroitement corrélée d’abord avec la solitude, ensuite avec le chômage) et deuxièmement les firmes pharmaceutiques qui sont, je le cite « des pôles de pouvoir économique et politique gigantesques et qui ont avantage à tout médicaliser ». En réalité, poursuit-il, « l’hyperconsommation d’antidépresseurs est essentiellement une demande relationnelle avortée ». Et quand le journaliste lui demande « comment contrer cette surconsommation » ? Il répond : « Rien de plus simple. Il faut changer la société ».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais encore mentionner à titre de préliminaire un texte paru dans la revue Le Débat en 2001 de la psychiatre Michèle Brian « Sur l’expansion de la dépression : Comment se construit une maladie ? » . C’est un texte qui s’inscrit dans les orientations que je viens de vous laisser apercevoir mais en les approfondissant et en les argumentant soigneusement. « L’expansion de la dépression est, nous dit-elle, principalement associée au jeu de trois facteurs : la diffusion de la classification américaine des troubles mentaux (le fameux D.S.M.), le retentissement des enquêtes épidémiologiques et l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération d’antidépresseurs. C’est ce trépied, d’une grande cohérence et facile à communiquer, qui nous semble avoir déterminé l’essentiel de l’élargissement du domaine de la dépression ».
Si je mentionne ce texte déjà ancien, c’est qu’il m’avait à l’époque entièrement convaincu. Je ne renie d’ailleurs pas aujourd’hui les réponses qu’il apporte. Il est évident que le terme « dépression » est devenu aujourd’hui une sorte de code social fédérateur désignant pratiquement tous les troubles mentaux : « c’est sa dépression », « il/elle a fait une dépression… ». J’en serais donc sans doute resté à peu près là si je n’avais perçu l’invitation des organisateurs de cette journée comme une sorte de défi à relever. Pourquoi une telle expansion ?
Précisons tout de suite que je ne prétends aucunement répondre de front à cette question. Cela demanderait un travail spécifique de plus longue haleine que je n’ai pas effectué. Ce que je voudrais faire ici, c’est beaucoup plus modestement proposer une mise en perspective qui nous donne une chance de voir un peu plus clair et un peu plus loin dans un domaine qui – les DSM n’ont rien arrangé, bien au contraire – est devenu un véritable maquis. Je voudrais d’ailleurs au-delà de la dépression élargir la perspective à l’ensemble du champ psychopathologique.
C’est bien, me semble-t-il, d’un renouvellement du regard sur le domaine tout entier dont nous avons besoin aujourd’hui. Il est en effet saisissant de constater que sur le fond, les réponses que nous apportons aujourd’hui à ces questions ne sont pas très différentes de celles que nous aurions pu y apporter vers la fin des années 1970, moment où j’ai commencé personnellement à m’intéresser au domaine. Je n’en prends qu’un exemple du côté de la sociologie. Dans « La société psychiatrique avancée », Robert Castel, avec qui je travaillais à cette époque, décrivait « une organisation de l’existence quotidienne dans laquelle les techniques de manipulation des hommes, dont la médecine mentale a été le plus souvent la terre natale et le vecteur d’expansion, deviennent coextensives à toute la vie sociale », la médecine mentale ayant successivement instrumentalisé un schéma de réparation puis un schéma de prévention et enfin, étape supplémentaire de cet expansionnisme sans limite, un schéma de renforcement de la normalité. En gros, psychologues et sociologues semblent s’être ralliés aujourd’hui à une « théorie de l’offre », la demande qui correspond à cette offre massive semblant plus obscure que jamais. Qu’est-ce en effet qu’une « demande relationnelle avortée » à l’heure des tentaculaires réseaux sociaux ?
Il serait extraordinairement prétentieux de ma part de vous proposer ce renouvellement radical de la perspective si je ne pouvais m’appuyer pour cela sur une œuvre considérable, l’anthroposociologie transcendantale – le mot est un peu barbare mais très précis – de Marcel Gauchet. De quoi s’agit-il ? Transcendantal est un terme philosophique venant d’Emmanuel Kant qui signifie tout simplement l’étude des conditions de possibilité d’un phénomène. Anthroposociologie -terme bien plus significatif que psychosociologie puisqu’il contient une référence à l’humain- parce qu’il s’agit en quelque sorte de mettre en miroir les conditions de possibilité de l’être-ensemble et de l’être-soi, en dégageant l’étroite parenté des structures qui produisent la disposition de soi des collectivités humaines et de celles qui assurent la possession réfléchie de chacun de nous. J’en donne abruptement la formule, nous y reviendrons : « Des individualités pourvues de conscience ne se conçoivent que dans le cadre de collectivités politiquement organisées, c’est-à-dire pourvues d’identité et de capacités d’action propres » .
Hasards du calendrier, ces vendredi 14 et samedi 15 octobre, demain et après-demain donc, se tiennent à Paris deux journées de réflexion consacrées à l’anthroposociologie transcendantale et appelées à rassembler la plupart de ceux qui se reconnaissent dans l’entreprise. Or, alors que de nombreux auteurs ont dès à présent fait fructifier les perspectives ouvertes par le volet politique, social-historique, de l’œuvre, rien ni personne dans ce colloque pour évoquer, fût-ce minimalement, le volet lié aux questions qui nous occupent ici. Tout simplement parce que sur ce versant de l’œuvre, il faut le reconnaître simplement, il ne se passe à peu près rien, en tout cas rien de visible à l’œil nu. Nous continuons, dans la recherche aussi bien que dans l’enseignement, de barboter à peu près dans les mêmes eaux théoriques qu’en 1979.
Or, je me répète, un problème comme le nôtre exige de reprendre les choses à la base et d’en proposer une véritable redéfinition. Redéfinition, je précise bien, qui est tout autre chose qu’une simple rupture. Redéfinir, c’est en réalité s’appuyer sur l’histoire dont nous sommes issus pour y opérer un recadrage, un changement 2 comme diraient les psychothérapeutes systémiques.
Puisque j’évoque les thérapies systémiques, permettez-moi de commencer la réflexion par cet exemple en proposant à son propos une application de la démarche anthroposociologique qui pourrait d’emblée nous rendre sensibles les enjeux de l’analyse que je m’efforcerai ensuite d’élargir. C’est d’ailleurs ce surgissement rapide des thérapies systémiques qui a été à l’origine de toute ma réflexion ultérieure sur le domaine, bien avant -une dizaine d’années- que je ne croise l’œuvre de Marcel Gauchet. Que signifiait en effet cette irruption brutale de techniques, d’outils, de concepts nouveaux dans le champ thérapeutique et psychopathologique qui gravitait alors depuis plus de trois quarts de siècle autour du soleil psychanalytique ? Enumérons-les en vrac, vous les connaissez tous : les paradoxes autoréférentiels, le recadrage, la communication, le double bind et, il ne faut pas l’oublier, la psychose. Souvenons-nous toujours qu’un des textes à l’origine du courant systémique publié dès les années 1950 a pour titre « Vers une théorie de la schizophrénie ». Outre l’anthropologue Gregory Bateson, ses auteurs sont ceux que l’on retrouvera dans le célèbre « Changements » de Paul Watzlawick, traduit en français en 1975 : Weakland, Jackson, Haley, etc. Tous ont été impliqués dans une recherche clinique qui partait de l’hypothèse qu’un individu prisonnier de la double contrainte peut développer des symptômes de la schizophrénie. Menée dans les années 1950, cette recherche visait à comprendre pourquoi et comment, nous disent les auteurs, la double contrainte peut apparaître dans une situation familiale.
En fait, je prends ici l’émergence de la systémique plus comme un symptôme que comme une véritable pensée. Elle met en jeu un faisceau d’éléments théoriques et pratiques qui ne prennent leur sens véritable que lorsqu’on les resitue dans le mouvement historique où ils s’inscrivent.
Le paradoxe et le double bind sont au cœur des théories de l’auto-organisation. Celles-ci s’inscrivent dans un nouveau paradigme que les travaux de Jean-Pierre Dupuy mettront en évidence à la même époque et qui ne devient intelligible qu’à la lumière du problème politique que l’effondrement des totalitarismes met à l’ordre du jour : le problème de l’autonomie humaine, autre nom pour la démocratie. C’est d’ailleurs le thème de la journée de ce samedi au colloque de Paris que j’évoquais à l’instant : « l’humanité est-elle sortie de la religion » selon l’expression forgée par Marcel Gauchet ? La question est loin d’être tranchée parmi les intellectuels. Et ce n’est pas un hasard si les références théoriques auxquelles se nourrissent les thérapeutes systémiciens, Russell, Gödel, Bateson, sont les mêmes que celles que mobilisent les adversaires, implicites ou explicites, de la thèse de Gauchet sur la sortie de la religion. En France, Régis Debray bien sûr, localement Jean de Munck ou Jean-Pierre Lebrun. L’argument, chez de Munck comme chez Debray, nous ramène toujours à la théorie des ensembles ou des types logiques de Russell : un système symbolique, privé d’un méta niveau « transcendant », ne peut qu’être frappé soit d’inconsistance soit d’incomplétude. C’est de tout temps la religion qui a fourni aux ensembles humains ce niveau méta et elle est, selon Régis Debray, la seule à pouvoir le faire. Je le cite : « Qu’est-ce qui est invariant ? Je réponds par une hypothèse philosophique, l’incomplétude, qui permet de comprendre et même de prévoir les passés, les présents et, j’ose dire, les futurs. Ce qui me semble pérenne, c’est l’impossibilité de se donner un plan de consistance horizontal sans une verticale… » .
Autre élément symptomatique : parmi la panoplie des groupes humains, c’est sur la famille que s’exercent prioritairement les thérapies systémiques. Coïncidence non fortuite là encore : car c’est à la même époque que la famille devient, en quelque sorte, une affaire purement privée. Elle cesse d’être ce qu’elle était depuis toujours, une institution, un rouage de l’ordre social, une collectivité significative du point de vue de l’entretien et de l’établissement du lien social. Rien d’étonnant si cette crise de la verticalité la frappe en premier lieu et de plein fouet. Elle met désormais en présence deux subjectivités également dépendantes l’une de l’autre aussi bien qu’également libres l’une vis-à-vis de l’autre. On peut prédire sans risque que dans une telle conjoncture les chocs et les heurts ne manqueront pas de se multiplier, faisant cruellement ressentir à ses membres la nécessité d’arbitrages à répétition.
La psychose enfin. Soulignons qu’à la différence des névroses qui n’engagent que l’individu strictement privé dans son rapport à soi, dans la part de son existence qui ne concerne que lui-même, les psychoses concernent fondamentalement l’individu social, l’individu pris dans sa capacité de coexister avec les autres. On comprend ici l’importance cruciale que prend le thème de la communication. L’individu impliqué ici, c’est l’être-en-société. Le ressort qui est atteint touche directement au politique. On pourrait dire que si la névrose touche l’individu dans sa capacité à être une personne, la psychose l’atteint au niveau le plus intime dans sa capacité même à exister dans une collectivité et à rendre possible l’existence même d’une collectivité. Elle a directement à voir – et non seulement indirectement comme la névrose – avec la condition politique de l’humanité.
Tous ces éléments, disais-je, se retrouvent associés dans le courant systémique mais sous forme de symptômes. Ils ne peuvent s’inscrire ni dans une pensée, ni dans une histoire. Pas de pensée ni d’histoire possible en effet pour des techniques qui entendent volontairement en rester à la surface des choses en barrant le chemin vers le pourquoi pour mettre en avant le quoi et en n’ interrogeant une situation que telle qu’elle se présente ici et maintenant.
Vous l’aurez compris, c’est cet interdit des profondeurs qu’il nous faut nécessairement transgresser pour avancer dans la question du pourquoi ? A ceci près que les profondeurs où nous avons à nous situer n’ont rien à voir avec celles de la psychanalyse que récusent et bannissent les thérapeutes systémiciens. Les profondeurs dont il s’agit ici sont celles de l’histoire. Un détour par l’histoire longue est seul à même de nous faire entrevoir que nous sommes entrés là dans une nouvelle étape de l’histoire de la folie : je propose que nous l’appelions la découverte de la folie normale ou, pour le dire encore autrement, la découverte de la folie comme constitutive de l’humain, comme partie prenante de la subjectivité humaine.
Il y va en réalité à travers cette incorporation de la folie dans l’humain d’une véritable révolution de notre idée de l’homme née il y a deux siècles et appelée à se poursuivre au-delà sans doute de tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui. Dans cette perspective de folie « normale », les psychoses représentent seulement des expressions pathologiques situées aux deux extrémités d’un spectre mais semblables dans leur teneur même aux manifestations qu’elles prennent chez chacun d’entre nous. C’est la structuration et l’organisation même de l’expérience normale qui repose sur ce que renferme de folie virtuelle la moindre de nos activités mentales. J’en donne deux exemples.
Notre perception normale du monde suppose que nous sommes pris en permanence entre une absence au monde dont nous nous extrayons : il est posé là devant moi, dans sa neutralité et son objectivité, c’est là ce qui nous permet de le considérer comme notre monde, un monde dans lequel je ne suis qu’un parmi d’autres. Mais en même temps, à l’opposé, pour percevoir le monde, il faut en quelque sorte nous percevoir nous-mêmes comme situés au centre du monde, comme l’instance subjective pour laquelle et pour laquelle seulement le monde prend une signification. Ce sont précisément ces dispositions inhérentes à notre fonctionnement subjectif qui sont à l’œuvre dans les psychoses schizophréniques et paranoïaques.
Autre exemple qui concerne directement la question de la dépression. Nous voyons bien qu’en tant que sujets, nous sommes tout sauf un donné, une chose définissable une fois pour toute. Non seulement nous sommes quotidiennement traversés voire submergés par un flux chaotique d’images, d’idées, d’émotions mais de plus, nous sommes en permanence confrontés à la question de notre être, nous oscillons sans cesse entre être-tout et être-rien, entre euphorie et angoisse, entre exaltation et dépression. Bref, nous sommes tous schizos, paranos, maniaques et dépressifs.
Toute la question, me semble-t-il, est de faire de cette réalité un véritable objet clinique, j’entends par là un objet relevant d’une clinique de l’anthropologie basée sur le croisement de différents regards, réservant cependant à la clinique psychiatrique une place centrale. Nous avons en quelque sorte à rattraper par la pensée ce que notre culture a bel et bien enregistré dans son fonctionnement quotidien. Pensons seulement à l’omniprésence des catégories psychiatriques dans la culture quotidienne de nos contemporains et plus particulièrement des plus jeunes d’entre nous : « il est déprimé », « c’est un parano », « il est un peu schizo », « un peu psycho le type », « non mais, j’hallucine », « tu délires complètement ». Pensons, dans un autre registre, à la quantité de films et de séries qui mettent en scène la folie ordinaire et extraordinaire. Puisque nous sommes à Namur, je n’en prends qu’un auquel j’ai personnellement consacré une longue analyse, « C’est arrivé près de chez vous ».
La question que l’on peut se poser à ce stade de la réflexion, c’est : pourquoi seulement deux siècles ? Et pourquoi 1800 ? L’humanité existe depuis au moins 100000 ans. L’humanité ancienne était-elle constitutivement différente de la nôtre ? Je ne le pense pas. Mais elle existait dans un autre cadre métaphysique que le nôtre, ce que désigne précisément le mot de religion ou celui d’hétéronomie. L’humanité ancienne n’entrait en rapport avec elle-même que via le détour d’un dehors de l’humain, que ce dehors prenne la figure des ancêtres, de la nature, du cosmos, des dieux. Et c’est dans ce vaste réservoir de l’invisible qu’elle puisait les ressources lui permettant de conjurer sa folie constitutive. C’est la culture, de part en part sous la dépendance de cet autre monde, qui lui assurait la circulation entre ces polarités folles en l’empêchant de s’enfermer dans un de ces pôles antagonistes.
En d’autres mots, les cultures traditionnelles présentaient sur le mode de la réponse ce que notre culture ne peut plus envisager que sur le mode du problème et de la question. Pourquoi est-ce sur moi, et sur moi seul, que ce malheur s’est abattu ? Cela n’arrive qu’à moi… Eh bien, dans le monde ancien, la paranoïa victimaire dont notre monde est aujourd’hui le théâtre était promptement conjurée. L’épreuve privée, inassimilable et littéralement privée de sens dans l’ordre privé, était d’emblée réinscrite dans l’ordre d’une épreuve universelle : cela m’arrive à moi parce que les ancêtres qui ont tout décidé à l’origine l’ont voulu ainsi, parce que l’esprit d’un mort que l’on n’était pas parvenu à écarter est revenu hanter son ancienne demeure, parce que c’est la volonté de Dieu, … Je souligne le point. Ce n’est pas la nature même de l’expérience qui diffère, c’est la possibilité de la resituer dans l’ordre de l’universel, de l’objectif, de l’impersonnel. Ce qui est pathogène, c’est le sentiment de l’incommensurable où se voit acculer l’individu hypermoderne face à de semblables épreuves.
Dans le même ordre d’idées, comment ne pas faire remarquer le rôle conjuratoire qu’exerce la scansion collective ritualisée du temps par rapport aux états maniaques et mélancoliques. C’est une idée souvent développée par Durkheim dans ses travaux sur la religion. J’en cite un court extrait : « En résumé, les deux pôles de la vie religieuse correspondent aux deux états opposés par lesquels passe toute vie sociale. Il y a entre le sacré faste et le sacré néfaste le même contraste qu’entre les états d’euphorie et de dysphorie collective (…). Les sentiments mis en commun varient de l’extrême abattement à l’extrême allégresse, de l’irritation douloureuse à l’enthousiasme extatique mais, dans tous les cas, il y a communion des consciences et réconfort mutuel par suite de cette communion » . Réconfort mutuel : on ne peut mieux définir, je pense, le rôle thérapeutique, préventif et je le répète conjuratoire des cultures traditionnelles.
Il revient à Gladys Swain d’avoir dès 1974 dans sa thèse de doctorat « Le sujet de la folie » reconstitué minutieusement l’événement inaugural de cette révolution dans l’idée de l’homme. La naissance de la psychiatrie ne procède pas comme l’avait écrit Michel Foucault dans sa magistrale « Histoire de la folie à l’âge classique » d’un geste d’exclusion de la folie accompagnant la montée en puissance de la raison. Foucault s’est contenté d’une lecture superficielle des traités fondateurs de Pinel et de son disciple Esquirol et a ainsi magnifiquement raté la découverte à partir de laquelle va se transformer de part en part notre image du fou. Elle procède de l’observation de ce que l’on appelait alors des « folies avec conscience » ou des « manies intermittentes ». Le ressort de la découverte est celui-ci : si tels patients sont atteints de manie pendant un mois et redeviennent normaux tout le reste de l’année, où donc était passée la raison pendant ces semaines de fureur ? On voit le rôle que joue la laïcisation dans l’affaire. Elle jette un interdit sur le recours à une explication par l’invisible surnaturel qui aurait fait l’affaire jusque là : c’est un démon ou le Démon qui s’est emparé de son âme. Le fou n’a donc pas perdu la raison, elle s’est peut-être éclipsée mais elle n’a pas pour autant disparu. On est sorti là du registre ancien de la déraison pour entrer dans celui du clivage, de la division, de la contradiction dans la raison comme le formulera le plus grand philosophe de l’époque, Hegel, qui, très clairvoyant sur l’enjeu philosophique de l’événement, s’intéresse à cette affaire de très près.
Il faudra un siècle pour que ce nouveau schème arrive à maturité. Je ne peux retracer ici les étapes de ce parcours qui va de Pinel à Freud. Je vous renvoie au livre de Gladys Swain et plus particulièrement à la longue préface rédigée par Marcel Gauchet à l’occasion de la sortie de la seconde édition du livre en 1997, 4 ans après la mort de Gladys Swain. En un mot : si la dissociation, le clivage, la division, le conflit sont plus que jamais en 1900 au cœur de la compréhension de l’âme humaine qui se forge à partir de la pathologie, c’est le lieu même où se déroulent ces opérations qui a changé. Exit donc la raison des philosophes, le travail réflexif de l’âme sur elle-même s’effectue dans une ignorance foncière et structurelle d’elle-même, en dehors de la conscience et de la volonté. Il opère, le mot ne nous a plus lâchés depuis lors, dans l’inconscient.
Au terme de ce détour par l’histoire de la folie, je voudrais revenir en conclusion sur la question des journalistes par laquelle j’ai commencé cet exposé. Peut-être ne disposons-nous pas à proprement parler d’une explication de la montée en puissance de la réponse dépressive dans les sociétés hypermodernes, celle-ci serait à édifier. J’emprunte le terme de réponse dépressive au livre de Daniel Widlöcher « Les logiques de la dépression » publié en 1983. Il représente la dernière tentative pour produire une explication théorique intégrée, biopsychologique, de la dépression. Mais, comme vous le savez, l’idée de réponse dépressive qu’il avance ne s’est pas imposée, elle n’a pas fait école. L’année 1983, date de la publication du livre de Widlöcher, est aussi celle de la traduction française du D.S.M., qui est devenu depuis lors la référence nosographique mondiale, avec tous les problèmes et les inconvénients que vous connaissez, notamment celui, entre autres, de faire passer pour insignifiante et sans intérêt toute tentative de compréhension.
Je ne prétends donc pas, je le répète, apporter une explication en bonne et due forme. Je voudrais au moins plus modestement vous avoir fait comprendre ce qui nous empêche d’accéder à une compréhension fut-elle minimale de notre problème. Il y a certes d’un côté la DSMisation complète de la nosographie psychiatrique mais il y a aussi, et peut-être surtout, l’échec de la démarche psychanalytique à rendre compte des transformations du champ psychopathologique qui ont accompagné l’entrée dans ce que j’ai appelé l’ère de la folie normale.
Je prends un exemple de cet échec en dehors de la psychanalyse proprement dite. Il en est d’autant plus parlant. Il démontre que si la synthèse élaborée par Freud pour rendre compte de l’organisation du champ psychopathologique a terminé sa course après avoir régné pendant près d’un siècle, elle n’en continue pas moins d’exercer de puissants effets retards sur les esprits. Il s’agit de l’essai de mon collègue sociologue Alain Ehrenberg, que vous connaissez sûrement tant il a été largement cité et approuvé dans les milieux psy, « La fatigue d’être soi. Dépression et société », publié chez Odile Jacob en 1998. Entendons-nous bien : le livre fourmille d’observations et d’analyses intéressantes mais il rate l’essentiel. En faisant de la dépression une revanche de Janet sur Freud, c’est-à-dire, une revanche de la psychasthénie sur la névrose dont il annonce le crépuscule, il donne l’impression qu’une nouvelle synthèse pourrait être édifiée en se contentant de déplacer légèrement le curseur, du conflit psychique problématisé par Freud à la faiblesse psychique mise en évidence par Janet. Pas de moyen plus sûr, en fait, de passer à côté de ce qui est jeu dans cette remise en question de la synthèse freudienne : au premier chef, une prise en compte structurelle de la psychose. En définitive, le sociologue ne s’éloigne pas vraiment ici des tentatives précédentes visant à inscrire la psychose dans une psychogenèse de l’individu d’obédience freudienne, que celle-ci soit consciente ou inconsciente. Inconsciente chez Bateson, nous l’avons vu, quand il cherche à découvrir l’origine de la schizophrénie dans ce que mon ami Bernard Fourez appelle la « personnalité psycho-familiale », consciente chez Lacan quand, sous le signe du retour à Freud, il rapporte le fait psychotique à ce qu’il nomme la forclusion du nom du père, une sorte de super refoulement où le moi se comporte comme si la représentation insupportable ne lui était jamais parvenue avec pour conséquence que celle-ci revient sous forme de confusion hallucinatoire. C’est évidemment à mon sens de toute autre chose, j’ai tenté de le montrer, qu’il s’agit dans la psychose.
De quelque chose, entre autres, et je voudrais terminer par là, qui me tient particulièrement à cœur : le problème, fondamental s’il en est, de l’articulation de l’individuel et du collectif que le mouvement d’individualisation radicale de nos sociétés a totalement recouvert. Il est de naissance le problème de la sociologie dont le livre inaugural, « Le suicide » d’Emile Durkheim, 1897, peut se lire comme un essai relevant d’une clinique de l’anthropologie. La clinique des psychoses est en effet un point d’appui indispensable et peut-être le point d’appui principal pour reprendre sur de nouvelles bases le problème de l’articulation individuel-collectif. Car si la psychanalyse, comme théorie de la personne, et de l’accès à la personne, représente un apport crucial sur cette question, en montrant comment le fonctionnement individuel ne se conçoit qu’en société, elle ne rend pas compte du fonctionnement même des collectivités humaines, de leur consistance et de leur mode d’être propre. Celui-ci, me semble-t-il, relève du politique, c’est-à-dire des structures par lesquelles s’exerce la réflexivité sociale qui met les sociétés humaines en rapport avec elles-mêmes.
Et, disons-le brutalement, sous réserve de développements ultérieurs, il me semble suicidaire et proprement aberrant d’écarter la question du politique de notre réflexion sur les pathologies mentales. Vous m’excuserez de me livrer maintenant à quelques essais de clinique sauvage. Je ne sais pas si vous avez beaucoup d’enseignants parmi vos patients. J’en ai été un -enseignant non pas patient- pendant 25 ans et je sais de l’intérieur que la dépression des enseignants a surtout à voir avec la faillite actuelle des institutions éducatives, sur le plan symbolique bien sûr, je ne parle pas d’économie. Ce sont des questions à propos desquelles ni les recherches sur le cerveau ni une psychogenèse de type freudien ou lacanien ne sont susceptibles de nous sortir du brouillard.
Ce n’est pas le cas des psychoses en tant qu’elles mettent en jeu directement dans le fonctionnement de l’être-soi individuel les principaux éléments du politique. Elles sont en quelque sorte les répondants psychologiques de l’être-ensemble politique. Elles mettent en pleine lumière ce qui est devenu pour nous le problème le plus mystérieux, l’énigme par excellence à tenter de percer : l’ancrage de la société au plus intime de notre être individuel. Comme Marcel Gauchet qui m’a mis sur cette voie, je pense que l’avenir est là . Il est dans le croisement à opérer entre l’entrée clinique par la psychose et l’entrée théorique par le politique. D’accord donc pour proclamer comme Francis Martens, que je citais tout à l’heure, qu’il faut « changer la société pour contrer la consommation d’antidépresseurs ». Mais que veut-on dire exactement par là ? Je propose quant à moi de donner un contenu précis à ce changement : il s’agit avant toute chose de redécouvrir le politique.
Qu’est-ce qui pour l’essentiel le constitue ? Trois ingrédients primordiaux : le pouvoir, le conflit, la norme. Correctement définis -ils relèvent du lien politique, non de la relation entre individus- ces trois éléments circonscrivent les principales conditions de possibilité de l’être-ensemble. Ils sont d’ordre transcendantal. Ils représentent les trois dimensions irréductibles et spécifiques qui font que les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales, disposent d’elles-mêmes, se réfléchissent en acte et se gouvernent. A travers le pouvoir se manifeste l’extériorité d’un seul appelé à parler pour tous ; à travers le conflit, la mise en question de ce qui vaut pour tous ; à travers la norme, le devoir être qui s’impose identiquement à tous et crée ainsi un monde commun.
Or nous pouvons rapporter terme à terme chacune des psychoses à un des éléments du politique. Il n’y aurait pas de paranoïaques s’il n’y avait pas de pouvoir. Il n’y aurait pas de schizophrènes si nous vivions dans un univers sans conflit. Il n’y aurait pas de déprimés ni de maniaques si l’édification d’un monde commun ne supposait l’imposition d’une règle valable pour tous dont le mélancolique, je cite Marcel Gauchet, « se croit le seul à supporter le poids tandis que le maniaque s’en croit le seul exempté ». C’est une large gamme de faits psychologiques et de faits sociaux qui pourrait s’éclairer si nous voulions repartir de ce modèle de base, la clinique des psychoses servant en quelque sorte à étayer la théorie du politique comme la clinique psychanalytique permet d’étayer la théorie de l’individuation psychique (et, dans le même ordre d’idées, la clinique des aphasies la théorie de la médiation de Jean Gagnepain). De plus, comme c’est le cas dans tous les domaines, seul un modèle théorique approprié nous permettrait d’éviter des erreurs de diagnostic comme celles que je relevais chez Ehrenberg.
Que la dépression ait à voir avec la question de l’idéal, de la norme, et non du conflit, comme le suggère Ehrenberg, cela me semble évident dans le cas par exemple des enseignants. Non seulement, ils doivent faire le deuil de l’idéal d’ éducation qui est leur raison d’être principale mais il leur est impossible de se reconnaître dans les règles que leur imposent les instances éducatives officielles.
Si l’on veut par contre repérer les formes cliniques que prend le déclin du conflit, un fait mentionné à juste titre par Ehrenberg, c’est plutôt du côté de la schizophrénie qu’il faut aller les chercher. En préparant cet exposé, j’ai eu le sentiment d’enfin comprendre le phénomène massif que tous les professeurs d’université ont enregistré avec une profonde perplexité vers le début des années 1990. Les copies d’examen de leurs étudiants étaient bourrées de contradictions logiques. Ils n’hésitaient pas, à quelques lignes de distance, à affirmer une chose et son contraire, sans se soucier le moins du monde du caractère auto-contradictoire de leurs énoncés. Le remède paraissait simple : il faut d’urgence, nous disait-on, multiplier les cours de logique, appeler à la rescousse Aristote et ses syllogismes. Eh bien non, je pense qu’ils étaient tout simplement schizophrènes par dévalorisation radicale du conflit.
Est-il besoin enfin -je ne m’étends pas sur la question qui n’a jamais été véritablement comprise- dans le pays qui a connu le climat délétère de l’affaire Dutroux de 1996 à 1999, de suggérer le lien qui relie la tonalité franchement paranoïaque de ces épisodes victimaires avec le sentiment d’impuissance et d’absurdité où la « crise belge » plonge les citoyens ?
Bien sûr, il y aura toujours des enseignants déprimés, des citoyens paranos, des étudiants schizos. Cela ne devrait cependant pas nous empêcher de redéfinir sérieusement l’idéal éducatif, dans ses finalités et ses moyens, de donner aux citoyens une image un peu plus consistante du pouvoir et aux étudiants une vision un peu plus positive du conflit.
Je vous remercie.
Jean-Marie Lacrosse
Discussion
Je me contenterai de répondre ici aux objections que m’a faites le docteur Jean-Paul Roussaux. Elles me semblent tenir pour l’essentiel en ceci : pourquoi faire reposer toute la charge de la « folie normale » sur les psychoses ? Les névroses ne sont-elles pas en leur genre aussi révélatrices ?
Bien sûr mais elles révèlent autre chose. La primauté donnée aux psychoses est liée à la primauté du politique. Si l’on s’accorde sur cette primauté, on peut, me semble-t-il, faire de la question des psychoses une sorte d’infrastructure du psychique ou, si l’on tient à conserver le statut infrastructurel du corps, du sexuel, de l’enfance, en faire une « infrastructure de l’infrastructure ». Autrement dit faire subir à Freud le même sort qu’à Marx.
Il n’est pas nécessaire de souligner la puissante illusion, appelons-la l’illusion cénesthésique, dont est victime l’individu contemporain. Pour lui, le soi naturel est premier parce que c’est le plus concret, le plus singulier, le plus intime alors que le soi politique semble abstrait, général, commun. On ne peut se déprendre de l’illusion que par la réflexion historique : imaginons un instant que je suis un yanomami, un inca, un persan de l’âge axial. Il devient clair alors que la subjectivité individuelle est déterminée par l’appartenance politique. Qu’il y a dans ma « présence à soi » une « absence à soi » qui est en fait pour une large part ma présence ignorée, irréfléchie, à l’ensemble. L’illusion individualiste est en fait l’envers exact de l’illusion religieuse. Nous ne sommes hélas sortis de l’une que pour tomber dans l’autre.
Qu’à la rigueur on utilise le mot « relationnel » plutôt que le mot « politique » peut sembler indifférent, ne cherchons pas de fausses querelles de mots. Mais il est extrêmement ambigu. La relation à autrui ce n’est pas la même chose que la relation à l’ensemble. De plus, cette tripartition, relation à soi, relation à l’autre, relation à l’ensemble rend compte de façon commode de la tripartition du champ psychopathologique, à conserver à mon sens : psychoses, perversions, névroses. Elle fonde aussi la tripartition du registre moral dans la modernité, morale individuelle (de l’authenticité), morale interindividuelle (de la réciprocité), et morale civique (du bien commun). Il me semble que l’on y verrait ainsi un peu plus clair dans ce domaine. Sans éluder des difficultés comme celle-ci : ne sont-ce pas finalement les mêmes structures fondamentales qui interviennent aux trois niveaux, le pouvoir, le conflit, la norme tout en se présentant différemment à chacun d’entre eux. A suivre…