Propos recueillis par Bernard Poulet et publiés sur le site web L’Expansion.com le 21 janvier 2012.
Verdict sévère du politologue Laurent Bouvet : par peur et par pragmatisme, le PS s’est coupé des classes populaires, substituant à la lutte sociale et collective la défense des individus et des minorités.
La gauche a perdu le peuple. Et elle a peur du « populisme ». Dans ces conditions, comment pourra-t-elle remporter l’élection présidentielle ? Et même si elle gagne, comment pourra-t-elle gouverner ? Auteur du Sens du peuple (Gallimard, 2012) et coauteur de Plaidoyer pour une gauche populaire (Le Bord de l’eau, 2011), le sociologue Laurent Bouvet explique pourquoi on en est arrivé là.
Vous titrez votre livre « Le Sens du peuple ». Que voulez-vous dire ?
C’est une expression que Michelet utilise dans son introduction à son Histoire de la Révolution française pour dire qu' »on a trahi le bon sens du peuple ». L’idée de peuple doit être entendue pour lui au sens historique et charnel. C’est le peuple comme totalité, mais aussi, plus spécifiquement, le petit peuple.
En 1981, quand on célèbre le « peuple de gauche », n’est-ce pas le moment où la gauche divorce d’avec le peuple ?
En effet, en 1981, le peuple n’existe plus comme représentation de l’intervention de la masse en politique. C’est Mai 1968 et l’évolution des années 70 qui scellent sa disparition de la scène politique française, avec l' »adieu à la classe ouvrière ». Mais cela avait commencé plus tôt, avec la montée en puissance de la classe moyenne et la déqualification de l’aspiration communiste. On voit en particulier que l’émancipation collective par la lutte sociale est remplacée par l’émancipation individuelle par le droit. Désormais, il n’y a plus de peuple, uniquement une société, celle des individus.
Néanmoins, dans ce processus, la gauche ne peut pas oublier que sa doctrine politique a été construite théoriquement, historiquement et socialement comme une doctrine populaire. C’est pourquoi elle va chercher une alternative, remplaçant le « compromis social-démocrate » entre capital et travail, qui était son projet depuis 1945, par un autre, que je qualifie de « libéral-multiculturaliste ». Ce peuple de substitution ne se réfère plus à un collectif souverain, lieu et agent de l’émancipation, mais à un conglomérat (une « coalition ») de minorités regroupant des individus sur la base de leur « identité » ethnique, sexuelle ou régionale, par exemple.
Le PS qui accède au pouvoir en 1981 est ainsi déjà largement influencé par l’idée de « tournant identitaire », il est le parti des nouveaux mouvements sociaux, de la classe moyenne et des minorités. Le tournant libéral de 1982-1983 vient couronner cette évolution. Le PS remplace alors le social par le « sociétal ». Il met l’accent sur les valeurs culturelles de la gauche et sur les nouveaux publics que sont les exclus, les « jeunes des banlieues » et les minorités, mais aussi une partie des élites, nouvelles catégories dont la gauche espère faire un relais électoral pour compenser l’éloignement des catégories populaires. Elle veut désormais enjamber le peuple, qui est devenu un problème pour elle.
Comment expliquer que malgré tout la gauche ait continué de remporter des victoires électorales, au moins aux niveaux régional et local ?
Il faut d’abord préciser que les catégories ouvriers et employés – actifs et retraités – représentent une large majorité de l’électorat. Ce sont les retraités issus de ces catégories qui ont fait l’élection de Nicolas Sarkozy. Le décrochage de la gauche dans les catégories populaires se constate dès les années 80 lors de toutes les élections intermédiaires, législatives de 1986, européennes, municipales, etc. La gauche perd parce que les couches populaires commencent à s’abstenir ou votent pour d’autres partis, extrême gauche et Front national. Seul François Mitterrand sait encore largement les rassembler en 1988.
Lors de la présidentielle de 1995, les catégories populaires votent majoritairement à droite, séduites par le discours sur la « fracture sociale » de Jacques Chirac. La victoire de la gauche aux législatives de 1997 est rendue possible par les échecs de Jacques Chirac. Mais, même là, la gauche ne retrouve qu’une majorité relative dans les couches populaires, et elle gagne surtout grâce aux triangulaires provoquées par le Front national.
La « gauche plurielle » de Lionel Jospin révèle tous les défauts de ce peuple de substitution. Son programme, rédigé par Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, conseillés déjà par des chercheurs tels que Michel Wieviorka ou Dominique Méda (théoricienne de la « fin du travail »), ne se résume pas aux emplois-jeunes et aux trente-cinq heures. Il révèle aussi le projet multiculturel, sociétal et libéral d’une gauche qui assume son évolution : c’est l’époque des mesures contre les discriminations, pour la parité, les changements sociétaux comme le Pacs, etc. Toutes ces mesures sociétales disent que la gauche parle désormais en priorité à des individus en raison de leur identité, et non plus à un ensemble social en raison de sa position dans les rapports de production.