Compte-rendu écrit par Bruno Sedran et publié dans Résolument jeunes, n°34, mars-mai 2011.
L’enregistrement audio de la conférence de Raffaele Simone est disponible ici.
Cet article constitue un compte-rendu ainsi qu’une piste de discussion de la conférence « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche » donnée par Raffaele Simone, professeur de linguistique à l’université de Rome 3, dans le cadre du cycle « Qu’est-ce que le socialisme ? ». Son livre « Le Monstre Doux – L’Occident vire-t-il à droite ? » a été traduit en français en 2010 chez Gallimard dans la collection Le débat.
Le constat parait évident. Les partis de gauche en Europe ne sont plus au pouvoir. En France, la gauche a perdu le pouvoir en 2002, en Allemagne en 2005, en Italie en 2008, au Royaume-Uni en 2010 et la liste est longue. Aujourd’hui, dans le monde qui nous entoure, il est difficile d’imaginer que des idées de gauche ont transformé la société et que d’autres préparent le futur. Dans ce cadre, la gauche semble victime d’un épuisement historique de ses missions. De plus, cette tendance s’étend au point que c’est « l’Occident tout entier qui vire à droite ».
Raffaele Simone développe les causes de ces changements perçus dans la politique en quatre couches qui permettent de comprendre qu’un bain de culture, lié à une culture de masse, modèle l’esprit du temps.
1. Une crise de la gauche historique et culturelle
Tout d’abord Simone constate qu’aucun des objectifs de la gauche n’a laissé de traces dans la mentalité collective même si de nombreux avantages sociaux sont des conquêtes de cette dernière (les congés payés, les droits des travailleurs, le vote des femmes,…). La gauche a également cessé de revendiquer ce qui constituait son patrimoine issu de longues luttes, et ses réalisations font dorénavant partie de l’identité européenne au point que la droite s’en approprie certains éléments. Ensuite Simone met en exergue que de nombreux objectifs historiques n’ont pas été réalisés comme la réduction des inégalités, la redistribution des richesses, etc.
Comment expliquer cet incroyable échec ? Il faut comprendre que les expériences les plus marquantes de la gauche au pouvoir ont été communistes et ont pris à certains moments des formes totalitaires ou autoritaires avec ce que cela signifie d’oppression et de répression. Ce fait historique a eu des conséquences désastreuses, notamment parce que la droite a associé le visage criminel du communisme et la gauche. De plus, la gauche elle-même a ignoré pendant de nombreuses années les réalités du communisme et a tardé à faire son autocritique.
Un autre élément est à ajouter à ce constat d’échec qui provient d’une différenciation de la gauche en se positionnant comme plus honnête, plus intelligente, autrement dit en affichant une certaine supériorité. Or, comme le précise Simone, elle a fait preuve dans toute l’Europe d’une véritable médiocrité intellectuelle. En effet, elle a été aveugle à de nombreux problèmes contemporains comme l’intégration européenne, l’immigration de masse, le vieillissement de la population, la mondialisation,… Cet aveuglement ne lui a pas permis d’élaborer des positions claires sur les problèmes concrets des retraites, de la sécurité ou de l’immigration alors qu’elle aurait dû en faire ses missions.
Enfin, entre 1960 et 1990, la composante communiste de la gauche est entrée en déclin et le contenant idéologique de la gauche s’est retrouvé plus ou moins vide. Simone pointe le fait que certains acteurs, surtout depuis les années 2000, pensent que pour remplir ce vide laissé par les idées communistes, la gauche devrait dorénavant se concentrer sur les droits (des minorités,…). Dans les faits, la gauche a changé d’orientation concrète et notamment l’effort messianique (prédire et préparer le monde et l’homme nouveau) a disparu pour laisser place à un pragmatisme politique dépourvu de principes. Toutes ces solutions ont eu comme effet de supprimer le noyau dur de la gauche et les principes se sont édulcorés. Dépourvue d’un noyau dur de remplacement, elle se met désormais à fusionner par opportunité, comme par exemple en Italie où elle s’allie à d’autres partis en acceptant la composante catholique. Mais ce jeu visant à rassembler des majorités électorales plus importantes, en se positionnant comme « centre gauche », apporte surtout une certaine confusion chez beaucoup d’électeurs qui ne parviennent plus à la spécifier.
2. La droite nouvelle
Si la gauche a vécu de nombreuses transformations, de son côté la droite n’est pas en reste. La droite que Simone appelle « la droite nouvelle » s’écarte de celles qui se sont révélées au fil de l’histoire. Elle utilise les médias et ne peut être identifiée à un parti mais bien à une idéologie qui flotte dans l’air. En somme, elle est bien plus une culture diffuse et mondiale qu’une véritable force politique définie.
Simone tire les traits qui composent cette culture : elle est l’expression du capitalisme et se veut technologique et financière ; elle est l’ennemie de l’intervention publique ; elle a pour valeur la consommation mais est conservatrice et populiste ; elle ne reconnaît pas de classe universelle en dehors d’une certaine bourgeoisie qu’il faut conduire au divertissement. Dans cette vision du monde, le citoyen n’est plus qu’un consommateur ce qui fait dire à Simone que le terme de capitalisme ne suffit plus et se rapporte à celui d’ultracapitalisme car nous sommes face à une culture de masse qui prend une forme planétaire et s’étend bien au-delà de l’économie.
3. Une gauche poussiéreuse
Face à ce nouvel esprit du temps modelé par cette culture ultracapitaliste, la gauche semble poussiéreuse car ses idéaux sont en déclin et cela pour plusieurs raisons : elle a perdu sa classe de référence (la classe ouvrière) et l’électorat de gauche s’est complètement modifié.
Plusieurs facteurs ont contribué à l’affaiblissement de la classe ouvrière. En effet, les stratégies de délocalisation industrielle ont notamment eu pour effet de créer des masses ouvrières dans des lieux où celles-ci ne posent aucun problème. En Europe par contre, les ouvriers sont constitués de plus en plus d’immigrés, c’est-à-dire des personnes moins dangereuses syndicalement avec comme conséquence de diminuer les revendications. Bien entendu, il reste toujours de «véritables» ouvriers mais dans ce groupe de nombreuses transformations ont eu lieu. La classe ouvrière a changé d’options fatiguée d’être considérée comme une classe inférieure et apparaît dorénavant comme « la bourgeoisie qu’elle voudrait être ». Face à cela, la gauche n’évoque plus la classe ouvrière dans ses programmes et celle-ci n’est donc plus au centre de sa politique. La place est prise dorénavant par la classe moyenne, des professionnels et des intellectuels diplômés voire une partie de la haute bourgeoisie mais cette base électorale hétérogène n’est pas solide car peu attachée à des intérêts de classe et surtout très mobile en fonction de ses intérêts personnels.
Enfin, si l’électorat de gauche s’est réduit c’est également parce que « les idéaux de gauche ne sont plus à la hauteur de l’époque ». En effet, dans une société supercapitaliste, modelée par ce bain de culture, ils apparaissent comme étant de nature restrictive, pénitentielle et misérabiliste. Simone le démontre clairement lorsqu’il reprend les objectifs principaux de la gauche : l’objectif d’égalité est vu du point de vue du supercapitalisme comme une limitation de l’expansion des prérogatives individuelles, l’équité fiscale perturbe la consommation, la justice impose des règles, … En somme, ce sont les idées profondes de sacrifice, de renoncement et de redistribution qui ne sont plus conformes aux soucis de la modernité.
4. Le « monstre doux » au pouvoir
Dans cette dernière couche, Simone s’écarte du point de vue politique pour décrire ce bain de culture qui nous enveloppe et oriente les comportements. Le livre « De la démocratie en Amérique » d’Alexis de Tocqueville, dans lequel est décrit un régime despotique qui pourrait se mettre en place comme effet pervers de la démocratie, s’avère être assez éclairant :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. […] Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. » (1)
Si cette description est prophétique, Simone constate que ce régime s’est réalisé aujourd’hui à travers des orientations politiques mais aussi un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif et une ambiance sociale infantilisante où toute posture adulte est rejetée. C’est ce bain de culture qui compose le « monstre doux » dont la droite nouvelle est le héraut. Le « monstre doux » se caractérise par la venue du divertissement, du fun comme commandement à tel point qu’il inverse le rapport travail-temps libre. Dorénavant, le travail interrompt le divertissement et le fun est devenu une telle obsession qu’il envahit même les lieux de travail ou les administrations.
Simone ajoute que ce bain de culture apporte de nouvelles passions mais met en crise d’anciennes comme par exemple la honte, cette capacité de considérer impropre certains comportements mais aussi la compassion avec l’advenue d’une préoccupation davantage centrée sur soi, son bien-être que sur les autres. Les conséquences sont le rejet de la laideur, de la vieillesse et de la maladie, et la recherche extrême du bien-être physique et de la jeunesse.
Un autre élément important est que ce bain de culture provoque une transformation de notre manière de connaître, de reconnaître et d’assumer les connaissances avec comme résultat un affaiblissement de la distinction entre la réalité et la fiction. Simone reprend l’exemple de la télévision ou d’Internet qui manipulent sans cesse les représentations ou en créent des nouvelles : « le faux déborde sur le vrai, l’enveloppe et le dévore ».
Dans ce bain de culture, la droite nouvelle se sent comme un poisson dans l’eau car ses valeurs de consommation y sont étroitement liées. Elle est au plus proche des intérêts immédiats des individus, plus adaptée à notre époque. Portée par ce mouvement, elle gagne car elle sait convaincre les individus que la consommation est une réponse à leurs angoisses existentielles. La gauche n’a donc plus affaire à des partis mais bien à ce bain de culture attrayant.
Conclusion
La gauche a perdu pour l’instant toute capacité de donner forme au monde. Le monde serait pour Simone naturellement de droite et la volonté de la gauche de le transformer serait étymologiquement contre nature. La droite doit donc être considérée comme plus proche de la nature humaine. Pour illustrer ce point Simone s’appuie sur une analogie entre des postulats de droite et l’enfance : l’individualisme, la propriété, la liberté, la non ingérence et la supériorité du privé sur le public.
Par opposition, la gauche serait étayée par les mécanismes moraux que sont : l’égalité, la redistribution des ressources, l’intérêt public, le droit d’ingérence pour l’intérêt général et la supériorité du public sur le privé. Les positions de gauche doivent donc être considérées comme un artifice, une construction nécessitant un effort continu. Or la notion d’effort est inadéquate avec ce bain de culture dans lequel nous baignons et qui prône le bien-être immédiat et le fun permanent.
Quelques éléments de discussion
Si le constat de Simone sur le fait que la gauche est plutôt mal en point ne fait pas l’ombre d’un doute, certaines de ses explications méritent discussion.
Tout d’abord en ce qui concerne la médiocrité intellectuelle, celle-ci ne me semble pas être caractéristique de la gauche comme le pense Simone. En effet, sur ce ring, la droite a également de bons arguments même si elle se pare d’un certain pragmatisme. Celui-ci oblige cette même droite à devoir concilier des points de vue opposés, comme en économie où tour à tour elle défend protectionnisme et ouverture, mais toujours portée par un fond libéral où l’Etat est plus un problème qu’une véritable solution. Mais ce qui rend la gauche si antipathique est qu’elle n’a cessé de soutenir une position de supériorité alors qu’elle n’a pas vu venir les grands enjeux de notre époque.
Enfin, il est important d’ajouter un point sur la cause profonde de ce déclin de la gauche. En ses débuts, elle avait remis en chantier des valeurs chrétiennes qui étaient à la source de la modernité et leur avait donné une nouvelle forme. Rappelons, par exemple, le texte « Le Nouveau christianisme » de Saint Simon dont les thèses ont construit la doctrine socialiste à ses débuts. Mais les injonctions contemporaines ont totalement miné cette continuité.
En ce qui concerne le naturalisme de la droite, ne serait-il pas lié aux transformations anthropologique et historique engendrées par la démocratie ? La crise de la gauche devrait donc être mise en lien avec le processus d’individualisation de nos sociétés et les mutations de la démocratie qui se marquent par une crise de la représentation et dont la crise politique belge en est un autre exemple.
Bruno Sedran
(1) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, cinquième partie, chapitre VI.